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L’Histoire au Cinéma #2 : Agora

Si vous découvrez CloneWeb pour la première fois à travers cet article, vous ne savez sans doute pas que nous publions désormais mensuellement un dossier consacré à L’Histoire au Cinéma, écrit par deux passionnés des genres.

En janvier, William et Robin évoquait ce qui le contexte historique réel autour du film 300 de Zack Snyder. Vu le succès rencontré par ce premier volume , ils ont réitérés l’opération pour cette fois nous plonger au coeur de l’Egypte à la fin du 4e siècle après JC en évoquant l’excellent film d’Alejandro Amenábar.

Ce second volume de L’Histoire au Cinéma est donc consacré à Agora.

 


VOLUME 2 : AGORA

 

Le film Agora d’Alejandro Amenábar nous replonge dans l’Alexandrie de la fin IVème et du début du Vème siècle après JC. Sous la forme d’un péplum moderne, le réalisateur nous invite à découvrir les particularités, à la fois religieuses, politiques et culturelles de cette cité fascinante. On ne pourra s’empêcher de remarquer un véritable effort de reconstitution, qui vise à une certaine objectivité, en dépit de quelques partis pris évidents mais défendables au vu des faits historiques, comme des spécialistes de la question, tels que André Bernand l’ont démontré. On s’attachera surtout à mettre en évidence que le réalisateur est parvenu à associer contexte politique, religieux de l’époque et mise en scène (partiellement fictive) de la vie de la philosophe Hypatie (jouée par Rachel Weisz) ; un choix qui lui permettra de développer le thème exigeant mais non moins passionnant de la science, celle des astres en particulier.

 

Alexandrie, carrefour des civilisations et foyer des intrigues politiques.

Le film met en scène dans la ville d’Alexandrie, à cette époque, la présence de trois religions divergentes. Le paganisme, hérité du culte polythéiste égyptien, le judaïsme, et le christianisme naissant. Rappelons au préalable que l’histoire ici contée bénéficie d’un contexte participant au dynamisme de l’intrigue. En effet, l’action se situe à une période où la religion chrétienne connait une expansion remarquable : alors que ce culte avait été persécuté vigoureusement au siècle précédent par l’Empire Romain, les Empereurs du IVème siècle ont largement contribué à son essor, en le tolérant puis en le soutenant. Le moment clé de l’histoire du christianisme dans cette région coïncide avec le règne de Théodose Ier (378-395), durant lequel on ordonna, notamment à Alexandrie, l’abolition des cultes païens (en 391).
Au fur et à mesure que l’on progresse dans le film, on s’aperçoit d’une prise d’importance des chrétiens au sein de la cité, qui répandent la peur parmi les populations dites « païennes ». En effet, la situation initiale présente des chrétiens encore tolérés par les hauts dignitaires païens influents au sein de la cité. Par la suite, ce qui est parfaitement illustré par les scénaristes, les ambitions des partisans du christianisme ont eu raison d’un paganisme déclinant, favorisant la conversion des adeptes de l’ancienne religion, désormais obligés de composer avec cette nouvelle force. Le personnage d’Oreste, le préfet de la cité, élève puis ami d’Hypatie, est le symbole de cette aristocratie contrainte de se plier à la volonté de chrétiens de plus en plus nombreux et influents. La seconde partie de l’œuvre d’Amenábar souligne en filigrane le conflit entre les juifs, qui se sont depuis des siècles installés à Alexandrie, et les chrétiens, menés par le patriarche Cyrille, qui se déchaina contre cette communauté, la menant à l’exil en 415.
Le film met en scène une réalité certaine de l’époque : les affrontements violents entre les différentes communautés religieuses. Il ne nous appartient pas de nous attarder sur le débat consistant à déterminer la communauté religieuse à l’origine des conflits, c’est plutôt la nature- même de ces violences qui intéresse l’étude historique. On appréciera au passage que le réalisateur lui-même ne soit pas tombé dans ce piège, puisqu’il s’écarte de tout manichéisme ou parti pris sur la question par la présentation d’exactions de tous les partis (les scènes de lapidation sont aussi bien orchestrées par les juifs que par les chrétiens dans le film).

Dans une perspective théologique, le film rend bien compte des différences de perception du divin par les religions monothéistes d’un côté, et la religion polythéiste de l’autre. En particulier dans le dialogue entre Ammonius, un chrétien convaincu, et un orateur païen, le premier fait remarquer au second que « ses dieux boivent, mangent et forniquent », ce qui s’oppose à la conception classique d’un dieu chrétien, réunissant toutes les perfections, très éloignées de la nature humaine. Il nous appartient tout de même de signaler que, malgré les propos tenus, les visions du divin retranscrites par le film omettent un point important : la religion n’est pas ressentie de la même façon selon la communauté en question, et la communauté rivale. On aurait aimé une défense plus prononcée du culte païen, pour équilibrer le débat.
Pour faire le lien entre religion et politique, on peut s’attarder un instant sur les relations, illustrées dans le film, entre le préfet d’Alexandrie Oreste et l’évêque Cyrille. Ce dernier, depuis son accession au siège, n’a eu de cesse de manœuvrer dans le but de conférer aux chrétiens des pouvoirs, au sein de la cité, dans le domaine politique. En ce sens, Oreste incarne une figure de résistance, (illustrée dans une séquence par son refus de s’agenouiller devant le patriarche), face à la volonté de Cyrille de s’emparer de la réalité du pouvoir. Dans cette lutte de hauts dignitaires, le réalisateur met en scène des parabolani qui correspondaient aux membres d’une confrérie au début de l’époque chrétienne, particulièrement agitée et n’hésitant pas à avoir recours à la violence au nom de Dieu. En quelque sorte, on peut dire que ces parabolani sont des soldats de Dieu derrière lesquels Cyrille s’est habilement caché pour perpétrer ses exactions, contre Oreste et contre les juifs surtout. Hypatie, le personnage sur lequel le film s’est axé, attise les tensions entre les deux hommes. Cet axe est tout à fait légitime de la part du metteur en scène, dans la mesure où la liberté de la philosophe, et son influence auprès de la jeunesse de la cité, heurtaient la conception chrétienne de la femme à l’époque.
Si l’historien se doit d’éviter de prendre position contre telle ou telle communauté, il est cependant indéniable, dans le cadre spécifique d’Alexandrie, que l’influence montante des chrétiens a eu des effets catastrophiques sur la culture Antique. Dans le film, la destruction du Serapeum (Temple de Sérapis) est une illustration intéressante et tout à fait valable des agissements barbares d’une partie de la communauté chrétienne hostile à des connaissances remettant en cause la conception chrétienne du monde (notamment sur la place de la terre au sein du système solaire). On ne peut que déplorer la destruction, prouvée par les travaux contemporains, d’enseignements qui ne seront redécouverts bien des siècles plus tard.

 

Culture, sciences et architecture : Alexandrie, un foyer intellectuel incomparable durant l’Antiquité.

L’ambition d’Amenábar était risquée : réussir à concilier le péplum et toutes ses figures, comme l’amour impossible qu’éprouve l’esclave Davus envers sa maitresse Hypatie avec des séquences entières où le film prend le temps de nous expliquer le contexte scientifique de l’époque. Cette exigence est louable et démontre l’implication de l’équipe dans le travail de reconstitution, même si certains penseront qu’elle entrave le déroulement de l’action.
L’œuvre du cinéaste espagnol nous montre de nombreux plans de la ville d’Alexandrie dans cette période de passage entre IVème et Vème siècle. Le bâtiment qui nous intéressera le plus est bien entendu le Serapeum, un temple en l’honneur de Sérapis (dans le culte polythéiste), un lieu qui par son ornementation (pierres rares, marbre, statues de bronze) et bien entendu sa merveilleuse bibliothèque (plus de 700 000 documents s’y trouvaient), est devenu un lieu de passage inévitable pour bon nombre d’intellectuels de l’époque. Il ne faut cependant pas confondre ce bâtiment avec la fameuse Bibliothèque d’Alexandrie, dont la construction date d’avant la naissance du Christ, et qui brûla en l’année 47, après l’ordre de César de mettre le feu à la flotte égyptienne et aux arsenaux. La collection de la véritable Bibliothèque était tellement gigantesque que le Serapeum servait en fait de dépendance aux œuvres mineures et aux copies, avant de devenir le principal lieu intellectuel de la ville suite à l’incendie. Le saccage du temple par les chrétiens en 391, visible dans le film, est véridique : le patriarche Théophile (le prédécesseur de Cyrille), soutenu par le comportement complaisant de l’empereur Théodose, ordonna la destruction des œuvres et d’autres bâtiments en signe de défiance face à une culture païenne en totale décrépitude. Plusieurs séquences du film se déroulent au théâtre (la déclaration d’amour d’Oreste pour Hypatie), un lieu bien entendu inévitable durant l’antiquité (concours de comédies, tragédies). Mais le réalisateur lui a donné une coloration politique intéressante, avec la séquence durant laquelle les parabolani viennent lapider les juifs lors du sabbat. Une fois encore, ce choix est validé par les faits historiques : les luttes entre les deux communautés, à l’époque de Cyrille, se situaient en effet dans ce genre de lieux où les rassemblements étaient importants, et donc les victimes nombreuses. La façon de filmer d’un point de vue « extraterrestre » permet de percevoir le caractère impressionnant de la cité, et ses nombreux monuments de l’époque païenne, largement dévastés par la suite par les chrétiens.

Concernant à présent la question scientifique, le film regorge de références (Ptolémée, Aristarque) qu’il est parfois difficile de bien saisir. Les avancées dans ce domaine durant l’Antiquité sont tout bonnement prodigieuses : Platon considérait déjà à son époque la rotondité de la terre et Ératosthène en avait mesuré la circonférence au IIIème siècle avant JC. Tout le débat à l’époque d’Hypatie résidait sur la place de la terre par rapport au soleil, c’est-à-dire l’opposition entre un système héliocentrique (mis au point par Aristarque), et un système, plus accepté à l’époque, géocentrique (le système dit de Ptolémée, hérité d’Hipparque). Si le système d’Aristarque fut largement rejeté, c’est parce qu’il nécessitait une terre en mouvement autour du soleil, et on objectait à l’époque que dans un tel cas de figure, les objets lancés en l’air devaient naturellement être déplacés vers l’Ouest (la scène du sac de sable). Ce n’est qu’un millénaire plus tard que Galilée se débarrassera de ce problème. L’époque qui suivra, dominée par un christianisme qui s’appuie sur les Evangiles, rejettera notamment la rotondité de la terre (dans le film, un chrétien affirme qu’elle est plate, croyance qui survivra très longtemps).
Le film propose cependant l’hypothèse selon laquelle Hypatie, juste avant de mourir, aurait été sur le point de valider la théorie d’Aristarque, et qui plus est d’affirmer que le mouvement de la terre autour de l’astre observait non pas un cercle, mais une ellipse. Sur ce point on peut considérer que l’interprétation d’Amenábar est très libre. Mais le réalisateur a choisi de faire de son personnage une femme particulièrement libre et inspirée dans son domaine comme dans sa vie privée, et tout ce développement scientifique nourrit cette perspective. A vrai dire, aucun travail de la philosophe n’a été retrouvé, et il est donc impossible de savoir si elle a pu parvenir à de telles conclusions. On en sait en revanche davantage sur sa vie, son parcours, que sur ses œuvres. Fille de Théon, elle disposait d’un savoir remarquable en mathématique et en astronomie, et se positionnait d’un point de vue philosophique comme une néo-platonicienne, des références visibles dans le film. Si dans sa formidable postérité on met surtout en avant sa beauté et sa fin tragique, on oublie souvent qu’elle fut particulièrement admirée à Alexandrie pour son savoir éclectique, et sa modestie. Concernant ses amours, si elle pratiquait la continence, on sait qu’elle fut l’objet de nombreuses convoitises : elle apaisa par exemple la passion d’un de ses élèves par la musique, un mythe que reprend Amenábar sous les traits d’Oreste.
Cyrille, s’étant aperçu de la popularité de la philosophe qui allait à l’encontre de la place de la femme pour lui, se déchaina contre elle, si bien ses parabolani l’arrachèrent de son cortège pour lui faire subir un supplice des plus répugnants. Avec Davus, l’ancien esclave devenu parabolani, mais toujours épris de sa maitresse, le metteur en scène adoucit une mort qui, si elle avait été exactement retranscrite, aurait été insupportable pour le spectateur. Cette histoire d’amour, par ailleurs, bien que fictive, est soigneusement travaillée : elle nous permet d’aborder le thème de l’esclavage et les rapports avec les maitres (on voit d’ailleurs que les paroles d’Hypatie, malgré sa bonté, peuvent être brusques envers son esclave Davus). Le fait que Davus devienne par la suite un parabolani est plausible : cette confrérie choisissait ses membres parmi les plus modestes, en particulier les esclaves.

 

Agora, d’Alejandro Amenábar est un film qui réussit un pari sans doute risqué pour un tel budget : faire tenir un scénario original dans un contexte historique, religieux et culturel très précis qui demande à être correctement reconstitué. Le réalisateur n’a pas choisi la facilité et ne tombe à aucun moment dans l’approximation, le manichéisme, la prise de position tranchée. On a pu reprocher au film à sa sortie d’être intentionnellement dirigé contre le christianisme. Pourtant les faits historiques sont là, et Amenábar ne fait que les retranscrire de la façon la plus légitime qui soit. Oui, à cette époque, à Alexandrie, les chrétiens ont tenté d’effacer les symboles de la culture passée, de chasser les juifs ; mais le metteur en scène ne s’aventure pas dans une dénonciation plus générale, et reste dans un contexte, une période précise, avec une reconstitution minutieuse. On appréciera d’autant plus les moments fictifs de ce film qu’ils s’attachent à respecter les codes de l’époque, sur la question de l’esclavage notamment. Amenábar prouve ici avec brio que le cinéma ne se heurte pas toujours à l’histoire, et qu’on peut faire un film historique sans prendre le spectateur pour un imbécile avec des raccourcis faciles.

 

Agora – Sortie en salles le 6 janvier 2010
Réalisé par Alejandro Amenábar
Avec Rachel Weisz, Max Minghella, Oscar Isaac
IVème siècle après Jésus-Christ. L’Egypte est sous domination romaine. A Alexandrie, la révolte des Chrétiens gronde. Réfugiée dans la grande Bibliothèque, désormais menacée par la colère des insurgés, la brillante astronome Hypatie tente de préserver les connaissances accumulées depuis des siècles, avec l’aide de ses disciples. Parmi eux, deux hommes se disputent l’amour d’Hypatie : Oreste et le jeune esclave Davus, déchiré entre ses sentiments et la perspective d’être affranchi s’il accepte de rejoindre les Chrétiens, de plus en plus puissants…

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2 Comments

  • par sarah
    Posté samedi 19 mars 2011 12 h 24 min 0Likes

    Excellent article, clair, précis et très détaillé! Bonne continuation les gars

  • par Galilée
    Posté samedi 2 avril 2011 0 h 50 min 0Likes

    C’est un bel hommage rendu au travail d’Aménabar. Merci de le souligner et de mettre en valeur ce merveilleux film, tant sur la fiction que sur les faits réels. Le cinéma est tellement plus beau lorsqu’il raconte l’Histoire. La vraie.

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