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La route vers Civil War : Racines et embranchements de la Panthère Noire

À la fin de ce mois d’avril 2016 débarquera Civil War, le troisième film Marvel Studios consacré à Captain America, mais il s’agira également de la première apparition au cinéma de Black Panther/La Panthère Noire, le premier super-héros américain d’origine africaine, créé en 1966 par Stan Lee et Jack Kirby dans Fantastic Four n°52 (juillet 1966). Il est prévu que le personnage donne ensuite lieu à son propre film, programmé pour l’été 2018.

Nous en sommes donc encore loin, mais la présence de Black Panther dans Civil War éveille l’intérêt dans la mesure où il s’agira d’une étape essentielle à la stratégie économique de Marvel.

En effet, si leurs films ont jusque-là conquis un public hétérogène, l’absence de films centrés sur des héros n’étant pas des hommes blancs laisse penser qu’ils souhaitent trouver une approche leur permettant de satisfaire aux attentes des publics directement ciblés par des héros représentatifs de minorités sexuelles ou ethniques, sans pour autant risquer de désintéresser le reste du marché. Il apparaît en outre que Marvel s’est posé la question du réalisateur : est-il nécessaire de confier un tel projet à un cinéaste noir ? La plupart des super-héros noirs aujourd’hui connus ayant été créés par des hommes blancs (et les films les adaptant aussi), il pourrait éventuellement s’agir là d’une prise de position attirant les regards.

 

Les artistes noirs dans l’industrie pré-1966

Si la question se pose au cinéma, c’est qu’elle s’est longtemps posée dans l’industrie des comics. Cette dernière a toujours été soumise à des forces créatrices et réceptrices homogènes, laissant peu de place – du moins jusqu’à très récemment – aux auteurs de couleur. Durant ses premières décennies, l’industrie ne portait généralement que peu d’intérêt aux crédits des artistes, sauf lorsque cela fonctionnait comme argument commercial visant à attirer le lecteur. De ce fait, de nombreux comics jusqu’aux années 1950-60 sont pour ainsi dire « orphelins », ce qui rend difficile l’établissement d’un historique précis des auteurs de comics noirs.

Il y eu peu de créateurs de comics afro-américains en partie car il leur fallait à l’époque braver une forte discrimination raciale. Il est toutefois possible de relever la présence de quelques hommes étant restés dans l’histoire des comics. Matt Baker est sans doute le plus connu d’entre eux : ayant débuté sa carrière en 1944 en travaillant sur des titres tels que Jumbo Comics ou Phantom Lady, le dessinateur était particulièrement apprécié pour sa capacité à dessiner des femmes pulpeuses (le « good girl art »). De 1948 à 1955, il partit travailler pour la société St. John Publishing, chez qui il se forgea un solide CV dans le genre des romance comics (on observe son œuvre dans les revues Teen-Age Romances, Wartime Romances, Cinderella Love, Pictorial Romances, et d’autres), avant d’y occuper le poste de directeur artistique. Il termina sa carrière en collaborant avec Quality, Harmey et Chelston Comics, pour lesquels il continua de créer des couvertures et dessina surtout des westerns (comme Western Outlaws et Gunsmoke Western).

A.C. Hollingsworth rencontra lui l’artiste Joe Kubert durant ses études, ce qui lui permit de mettre un pied dans l’industrie dans les années 1950. Il publia la plupart de ses dessins dans des comics d’horreur, chez des éditeurs relativement mineurs (Eerie, Strange Worlds, Horrific, Mister Mystery, Tales of Horror, Beware, Dark Mysteries, etc.), avant de mettre sa passion de côté – à la mort du mouvement horrifique dans l’industrie – pour se concentrer sur les beaux-arts. Il devint peintre expressionniste et professeur d’université.

Cal Massey, un grand admirateur de comics depuis son jeune âge, étudia le dessin avant de décrocher quelques missions chez Cross Publishing, puis St. John, où il rencontra Matt Baker. En 1951, il entra chez Atlas Comics (précédemment Timely, plus tard Marvel) et y œuvra dans de nombreux genres : guerre (Battle Action), crime (Crime Exposed), horreur (Journey Into Unknown Worlds), romance (Love Tales), et ainsi de suite. L’effondrement de l’éditeur marque la fin de sa carrière. Il en fut de même pour Al Greene, qui avait commencé sa carrière dans les années 1940 et avait œuvré sur divers titres (Sensation Comics, des histoires secondaires publiées dans Wonder Woman, New Heroic Comics, etc.). Enfin, les dessinateurs noirs Warren Broderick et Tom Feelings furent également crédités en tant qu’artistes sur certains comics des années 1950.

 

Les premiers héros noirs

L’historique des apparitions de personnages noirs dans les comics américains peut également se révéler intéressant en amont de l’exploration des super-héros ad hoc. Comme pour les artistes noirs, le recensement des personnages révèle uniquement quelques cas isolés dans les premières décennies du médium.

Bien que le premier protagoniste noir soit apparu dans un comic strip de 1923, les personnages de couleur sont longtemps restés cantonnés aux rôles secondaires, comme Ebony White, le sidekick de The Spirit, ou Whitewash Jones du Boys Commando, représentés selon des stéréotypes très communs dans les années 1940. En 1947, le journaliste Orrin C. Evans créa All-Negro Comics, le tout premier comic écrit par et pour des Noirs. Cependant, l’initiative fut de courte durée (un seul numéro) et peu de monde osa suivre son exemple. En effet, le magazine Negro Heroes, dépeignant la vie de personnalités noires au format comic book, ne dura que deux numéros, et la publication Negro Romance de Fawcett Comics (1950) s’arrêta après son quatrième numéro.

Quelque peu anecdotique et moralisateur, mais assez singulier pour retenir l’attention, le numéro 18 du comic Weird Fantasy (mars-avril 1953), écrit par Al Feldstein et dessiné par Jor Orlando, contenait une courte histoire intitulée Judgement Day! et mettant un scène un astronaute témoin de rivalités dénuées de sens entre robots de différentes couleurs sur une autre planète. Le comic se concluait en révélant que l’astronaute en question était un homme noir, ce qui représentait une idée peu courante et une vision inhabituelle du futur de l’exploration spatiale.

Peu connu mais historiquement important, le personnage de Waku, Prince of the Bantu s’imposa comme le premier protagoniste noir bénéficiant de sa propre série régulière dans une revue d’anthologie à quatre sections éditée par Atlas Comics (futur Marvel) : Jungle Tales, numéros 1 à 7 (Waku y apparaît en couverture), publié de septembre 1954 à septembre 1955. Il fut ensuite recalé à l’histoire secondaire du magazine Jann of the Jungle (n° 8 à 17, novembre 1955 à juin 1957). Ce personnage quelque peu oublié est important dans notre historique, car il s’agit ni plus ni moins du premier comic book américain à dépeindre les aventures continues d’un héros noir, dans un environnement non occidental, et en se passant de personnages blancs récurrents. Il s’agit là de la première occurrence récurrente et dessinée de l’environnement le plus approprié aux héros noirs, à savoir la terre africaine.

Dès lors, les choses vont s’accélérer avec la naissance et la croissance du mouvement afro-américain pour les droits civiques. Les événements s’enchaînent à partir de la moitié des années 1950 : Brown contre le Bureau de l’éducation, Rosa Parks, les sit-ins, et ainsi de suite. Les troubles sociaux qui s’en suivent incitent alors les acteurs de l’industrie des comics à s’intéresser au sujet, et plusieurs histoires prônant l’harmonie raciale font surface dans divers comics, par exemple dans Our Army at War 113 (décembre 1961), qui dépeint la collaboration de soldats blancs et noirs pendant une bataille sanglante de la Seconde Guerre Mondiale (malgré le fait que l’armée américaine était en réalité ségrégationnée à l’époque). En 1963, Kirby et Lee lancent le comic Sgt. Fury and his Howling Commandos, qui intègre également un homme noir à l’escouade militaire. La même année, en août, une histoire de science-fiction (The Aliens – A Matter of Judgement) apparaissant dans les pages du comic Magnus, Robot Fighter, adopte une approche similaire à celle employée par Feldstein et Orlando quelque 10 ans plus tôt. En 1965, Dell publie un comic de western intitulé Lobo, le premier magazine d’aventures entièrement consacré à un héros noir, toutefois annulé après deux numéros.

L’événement le plus important de notre corpus, et le véritable point de départ des super-héros noirs dans l’industrie américaine, a lieu en juillet 1966 avec l’introduction de la Panthère Noire dans Fantastic Four n°52, signé Jack Kirby et Stan Lee. Bien qu’infondée, une théorie flottant dans l’industrie affirme que le nom du personnage fut inspiré par le mouvement des Black Panther, ce qui serait d’autant moins surprenant que Stan Lee a souvent tenté de coller à l’actualité sociétale dans ses histoires. Après une poignée d’apparitions en tant qu’invité des FF, le personnage rejoint les Vengeurs dans le numéro 52 de ladite revue (en mai 1968), et bénéficie enfin de son propre comic dans les années 1970.

S’il est avant tout le premier super-héros noir, Black Panther demeure également l’un des plus progressifs. Dans son concept même, le personnage pourrait passer pour un parfait emblème afrofuturiste : un chef africain cultivé, intelligent et puissant, en mesure d’empêcher toute emprise coloniale blanche sur un royaume recelant les technologies les plus avancées de la planète, et une ressource naturelle rare et prisée par les autres peuples (le vibranium, métal fictif absorbant les vibrations). En un instant, Lee et Kirby créèrent un héros noir tout aussi puissant (sinon plus) que la plupart des figures de tête de Marvel, avec un avantage conceptuel de taille : sa situation politique dans le monde imaginaire de la maison d’édition en faisant le candidat idéal à de nombreuses histoires complexes et nuancées.

Les héros noirs créés en aval ne réunissent habituellement pas autant d’éléments progressistes. Par exemple, Le Faucon, premier super-héros afro-américain, apparaît en mai 1969 dans Captain America n°117, et est rapidement intégré à une dynamique binaire qui permet surtout à Steve Rogers d’accéder de manière plus organique aux quartiers difficiles de New York. La relation qui s’installe par la suite dans le comic est caractéristique des dynamiques Blancs/Noirs de la culture américaine de l’époque, qui permettent aux Blancs de se confronter aux sujets sociaux contemporains, laissant finalement peu de place à leur homologue noir, et donnant surtout lieu à des histoires sermonnaires très dispensables.

Chez DC, Guardian/Mal Duncan (1970), le nouveau Green Lantern John Stewart (1971) et Tyroc (1976) émergent progressivement, au même titre que Luke Cage (1972), Blade (1973) et Tornade (1975) chez Marvel, de la main de scénaristes et illustrateurs blancs s’essayant à l’introduction de héros noirs, avec des résultats variés. La plupart sont restés, jusqu’à aujourd’hui, des personnages secondaires aux séries régulières sporadiques dans le meilleur des cas, souffrant parfois (à l’époque du moins) de clichés très répandus à l’ère de la blaxploitation.

Malgré cette mouvance, le nombre d’artistes noirs reste faible dans ces années-là. Arvell Jones, dessinateur sur plusieurs titres Marvel et co-créateur du personnage féminin noir Misty Knight en 1975, a partagé son ressenti :

« J’ai participé à plusieurs discussions très franches sur les stéréotypes caractérisant la représentation des Noirs dans les comics. Je voulais essayer d’encourager la participation de scénaristes noirs, mais il y en avait très peu. Moi-même, j’ai soumis quelques idées radicalement différentes à Marvel, et si certaines ont commencé à être développées, aucune n’a atteint le stade de la publication. C’était un peu frustrant, mais je n’ai jamais cessé d’apprécier mon travail. »

Parmi les autres artistes noirs de l’époque se trouvaient Billy Graham (un dessinateur récurrent sur Luke Cage et Black Panther), Keith Pollard (ayant travaillé sur Fantastic Four, Thor et The Amazing Spider-Man), ou encore Trevor von Eeden (qui a commencé chez DC Comics avec Black Lightning en 1977).

 

Géopolitiques et science-fiction : les aventures de la Panthère Noire

Nous sommes donc en 1966, et la Panthère Noire fait sa première apparition dans les pages de Fantastic Four n°52-53.

Le personnage revient par la suite dans Fantastic Four Annual n°5 (1967), puis Tales of Suspense n°98-99 (1968), histoire dans laquelle il en appelle à Captain America pour stopper une invasion du Wakanda menée par le baron Zemo. L’intérêt stratégique de la région est cependant quelque peu passé sous silence, l’antagoniste n’étant visiblement intéressé que par une technologie de destruction à grande échelle qu’il souhaite utiliser sur les États-Unis. L’aventure se conclut avec une proposition de l’emblème américain, conviant T’Challa à venir le remplacer au sein des Vengeurs. Le roi africain intègre donc l’équipe dans Avengers n°52 (1968), et continue ensuite d’y apparaître quelques temps.

Mais c’est en 1973 que vient le tournant décisif. Les éditeurs de Marvel, désireux de donner son propre titre au personnage, confient cette tâche au scénariste Don McGregor, qui prend la décision de recentrer entièrement l’histoire sur le Wakanda, évacuant presque complètement la présence des Américains. Jungle Action n°6-24 (septembre 1973 à novembre 1976) sont à ce titre les premiers comics de super-héros mainstream à suivre l’exemple de Waku, Prince of the Bantu, près de 20 ans plus tard. McGregor confectionne donc deux arcs scénaristiques auto-suffisants (parmi les premiers « romans graphiques » diront certains) : Panther’s Rage et Panther Vs The Klan.

Panther’s Rage occupe une place des plus importantes dans le passif du personnage, qui rentre au pays après une longue période d’absence, et se retrouve confronté à une insurrection initiée par le dissident Killmonger, et remettant son titre royal en cause. Devant s’opposer à des révolutionnaires nationalistes voyant d’un très mauvais œil l’ouverture du roi au monde extérieur (son association aux Vengeurs mais également l’introduction de sa compagne afro-américaine, donc étrangère), T’Challa doit alors convaincre son peuple que le système technocratique non autarcique qu’il leur propose n’est pas contraire à leurs traditions.

Les traditions tribales jouent en outre un rôle primordial, puisqu’elles s’opposent au développement ultra technologique que connaît le pays, et que la Panthère Noire doit s’efforcer d’intégrer intelligemment à la société. Le schisme idéologique qui sépare les technologues des traditionalistes paraît également séparer l’urbanisme de la dimension rurale du Wakanda, Killmonger semblant profiter du soutien des villages isolés plutôt que de la capitale, foyer du pouvoir. Cette dichotomie n’est pas sans rappeler celle qui caractérisait la lutte des communistes et des nationalistes ayant divisé la Chine quelques années plus tôt, pendant laquelle les uns s’appuyaient sur une force paysanne forte, et les autres sur la modernité urbaine et leurs alliés occidentaux. La comparaison est d’autant plus intéressante qu’ici, McGregor finira par donner raison au pouvoir en place, imposant évidemment T’Challa en roi incontesté du Wakanda, emmenant son peuple vers une aube technologique et globalisante inévitable (une prise de position bien évidemment américaine, sans doute inconsciemment impérialiste).

La plume du scénariste est parfois spéciale (il aime digresser vers des monologues métaphysiques lorgnant sur la philosophie parcourant les cases du Surfer d’Argent), mais assez efficace pour lui permettre de continuer la série avec son second arc, Panther Vs The Klan, dans lequel T’Challa retourne en Amérique et se retrouve aux prises avec le Ku Klux Klan. Suivant sa compagne Monica sur ses terres natales (le sud des États-Unis), la Panthère doit combattre l’inhospitalité des membres du Klan. L’arc est marqué par un fort contraste entre l’inertie du pays et les tourments de sa population, toujours en quête de son identité idéologique. Quoiqu’intéressante, l’approche est peu adaptée au personnage de T’Challa, ce dernier n’étant pas américain, et n’ayant pour ainsi aucun lien historique ou culturel avec ce pays (Kirby et Lee n’en avaient pas fait un roi étranger pour rien : sa non-appartenance à la société américaine en faisant un réceptacle visuel de la problématique raciale, sans pour autant appeler à une rélle exploration de celle-ci en raison de son détachement personnel). L’arc n’est pas conclu par McGregor, le magazine Jungle Action étant annulé fin 1976 (le scénariste Ed Hannigan finira l’histoire de manière fort conventionnelle quatre ans plus tard dans les pages de Marvel Premiere n°51-53).

La Panthère Noire ne disparaît toutefois pas, puisqu’elle revient dès 1977 avec son propre magazine, écrit et dessiné par l’inimitable Jack Kirby en personne, son créateur originel. Le King of Comics fait alors sien le monde de T’Challa, et le transforme en aventure pulp effrénée qui ne recule devant aucune envie de son imagination. Certains diront que Kirby aura signé un autre de ses récits hauts en couleur sans vraiment prendre en compte les spécificités du personnage. Si l’argument est en partie recevable, il convient cependant de se rendre compte que le scénariste a fait plus pour la croissance de l’afrofuturisme dans le médium des comics avec ce run que nombre de ses successeurs. En effet, en déclinant ses histoires d’artefacts aztecs, de voyage dans le temps, de rayons à microns mentaux, de montagnes creuses, de robots de combat antiques, de tombes aux trésors secrets, de yétis sauvages, de samurais immortels, d’insurrections fratricides, de mousquetaires noirs, de destruction planétaire, de téléportation, de conversion d’humains sous forme énergétique, de détecteurs transmatière, ou encore de vies antérieures, l’artiste a tout simplement contourné l’entrée du personnage dans l’âge de la science-fiction, pour l’y implanter directement, comme s’il s’y était toujours trouvé, comme si le futurisme de cet univers coulait de source et ne devait pas justifier de théorisation outrancière et auto-analytique.

Avec Kirby, la Panthère Noire est un super-héros futuriste à part entière, qui aurait sa place au panthéon des légendes du comic book américain, aux côtés de ses New Gods. Kirby entreprend également de consolider et d’étendre les fondations mythologiques de l’univers qu’il s’approprie, imaginant par exemple la naissance du clan des panthères et leur lien avec le précieux vibranium (dans Black Panther n°7, vol. 1, janvier 1978). Il ignore quasiment les questions géopolitiques sous-tendant le monde wakandais, mais y répond en quelque sorte en brossant un univers dans lequel T’Challa n’a pas besoin de prouver l’existence de son pays aux héros américains, un univers dans lequel chaque événement dépend de son protagoniste, comme c’est le cas avec tout héros qui se respecte. Faute de succès public, l’aventure se conclut cependant en mai 1979, et le personnage se fait plus discret pendant quelques années.

Le volume 2 du comic book Black Panther surgit finalement en 1988 avec un arc de 4 épisodes écrits par Peter Gillis et dessinés par Denys Cowan. Dans ces derniers, T’Challa doit affronter sa peur intérieure de voir « l’esprit de la panthère » l’abandonner, tandis que la nation voisine d’Azania connaît d’importants troubles civils opposant une majorité noire contrôlée par une minorité blanche mieux armée. Mélangeant une philosophie totémique qui rappelle parfois l’approche de McGregor (sans oublier les éléments mythologiques à la Kirby, comme les grands singes blancs qu’il doit affronter lors d’un rituel) et conflits politiques africains, le run de Gillis se révèle bien pensé mais pas toujours parfaitement exécuté, notamment au niveau graphique. Le point essentiel à relever est sans doute le dilemme dans lequel se trouve T’Challa, qui refuse initialement de soutenir une insurrection armée du peuple noir voisin par peur d’avoir leur sang sur les mains, mais qui souligne par la même l’idéologie isolationniste et protectionniste qui caractérise le royaume du Wakanda, et s’expose aux critiques l’accusant de ne pas prendre ses responsabilités sur son continent natal. La problématique de l’apartheid ici exposée est vaste (à une époque où la situation en Afrique du Sud reste tendue), malheureusement, Gillis se laisse vite aller à l’imagerie grossière en opposant la Panthère Noire à des suprémacistes blancs surpuissants. On remarque par ailleurs que Gillis inverse les rapports de force politiques utilisés plus tôt par McGregor, en faisant des insurgés noirs (à qui il donnera partiellement raison au final quand le gouvernement azanien acceptera d’effectuer des réformes) les terroristes idéologiquement communistes et soutenus par des forces soviétiques. Il faut dire que la guerre froide touchait désormais à sa fin, et qu’une prise de recul était plus facilement réalisable qu’une quinzaine d’années auparavant. Au final, la mini-série demeure pertinente malgré ses défauts, et permet surtout à McGregor lui-même de revenir au personnage en 1989.

Panther’s Quest, la saga en 25 numéros publiée dans Marvel Comics Presents n°13-37 (et brillamment dessinée par Gene Colan), mêle à nouveau plusieurs composants essentiels du personnage. Dans cette histoire, T’Challa se rend en Afrique du Sud pour enquêter sur une rumeur concernant sa mère (que l’on a jusque-là jamais vue ni même évoquée). McGregor dévoue alors énormément d’énergie à brosser un portrait fouillé de l’Apartheid, en offrant à chaque personnage secondaire des histoires détaillées, faisant un usage pertinent de sa double narration visuelle/textuelle. L’incursion de la Panthère en Afrique de Sud est également une bonne excuse pour déclencher un incident diplomatique, suite auquel T’Challa est traqué par les troupes militaires du pays alors qu’il tente de jongler entre enquête personnelle et implication dans les affaires des victimes du régime sud-africain.

Il s’agit en quelque sorte de la première ingérence du personnage, qui s’immisce ici réellement dans le conflit sociétal gangrenant un état dans lequel il n’a aucune autorité légale. La mini-série précédente le faisait certes se confronter à un autre gouvernement, mais son implication était plus réactive que pro-active (des missiles étant même pointés vers le Wakanda lors d’un numéro).

Si McGregor se permet quelques épisodes verbeux et un peu superficiels, certains numéros de l’arc Panther’s Quest atteignent par ailleurs un équilibre de narration et de nuances remarquables, comme les numéros Marvel Comics Presents n°26-27. Dans ces derniers, la Panthère empêche un groupe anti-Apartheid d’assassiner un homme noir ayant juré allégeance au régime blanc, et se retrouve lui-même pris pour cible en retour (également parce que sa présence a provoqué une militarisation de la zone). Les rebelles remplissent alors un pneu d’essence, placent leur victime dedans, et y mettent le feu. Sauvé par un enfant noir qui se brûle gravement pour aider le héros, T’Challa transporte son jeune sauveur à l’hôpital le plus proche – réservé aux Blancs – et parvient à l’y faire prendre en charge. Malgré tout, l’enfant meurt de ses brûlures. Ces péripéties ont le mérite indiscutable de présenter un conflit culturel dans lequel toutes les parties jouent un rôle condamnable, qu’il s’agisse des rebelles sans merci, des traîtres à leur fratrie, des médecins acceptant l’injustice, ou même du protagoniste lui-même.

Le scénariste enchaîne l’année suivante avec sa dernière incursion dans cet univers, la mini-série en quatre parties Panther’s Prey. Sa saga précédente ayant couvert bon nombre de problématiques, il choisit ici de se recentrer sur le personnel et concocte une trame de vengeance (faisant référence à son run initial dans Jungle Action), intégrée à un récit très introspectif. Certes, l’antagoniste est un homme-ptérodactyle invisible (!), mais il ne constitue finalement qu’un détail de l’histoire, qui s’articule avant tout sur les relations émotionnelles de T’Challa, avec son amante, une ancienne prétendante dévorée par la jalousie et sa mère qu’il a libérée des chaînes de l’esclavage sexuel à la fin de l’arc précédent.

Présentée sous des traits bien différents par le crayon de Dwayne Turner (plus détaillés, moins excentriques que ceux de Colan), le récit se permet de tacler des sujets tels que la sexualité, l’engagement personnel, la drogue et la vengeance. Plus spécifiquement, T’Challa envisage d’épouser sa compagne, mais est déchiré par son devoir envers son peuple, qui accepterait mal que leur roi s’unisse à une femme américaine, tandis que parallèlement, un jeune homme loué en héros lors de Jungle Action sombre ici dans la désillusion et l’addiction, avant de mourir en prison. L’ambiance est donc particulièrement sombre, mais n’oublie pas de s’intéresser à la situation du Wakanda, soulignant à nouveau la difficulté du pays à concilier traditions tribales et utopisme technologique.

McGregor ne reviendra plus à la Panthère Noire malgré ses plans pour un ultime récit (« Panther’s Vows ») qui ne verra jamais le jour. Son influence sur le personnage demeure cependant fondamentale, en ayant fait un emblème du héros noir indépendant plus préoccupé par les problèmes affectant son pays et son continent que par les problèmes américains et les aventures des Vengeurs, dans lesquelles T’Challa ne semble jamais vraiment avoir sa place (quel souverain irait réellement s’amuser avec ses potes outre-Atlantique pendant que les affaires de son pays aux ressources ultra convoitées sont laissées en suspens ?). Le personnage se révèle particulièrement fascinant lorsque placé dans des intrigues géopolitiques complexes, remettant en question son pouvoir, son isolationnisme, mais également sa responsabilité humaniste.

Lorsque la Panthère se retrouve entre les mains du scénariste Christopher Priest dans le volume 3 de ses aventures, il est clair que les auteurs commencent à comprendre que le personnage de T’Challa fonctionne à son plein potentiel lorsqu’il combine la science-fiction débridée de Kirby et le réalisme introspectif de McGregor. Ainsi, à partir de 1998 et pendant 38 numéros, Priest fait du prince wakandais une icône pop dominant totalement l’espace urbain new-yorkais, et parcourant des intrigues multistratifées relativement labyrinthiques. La ferme implantation en Amérique empêche certes de profiter d’une immersion comparable aux runs de Jungle Action (sans parler du style graphique saturé typique des années 1990), mais n’élimine pas totalement les possibilités de dépaysement (T’Challa ira jusqu’en enfer faire face à Mephisto). La série se distingue également du fait que le narrateur est un bureaucrate blanc nommé Everett Ross, dont Priest fait usage pour expérimenter avec la notion d’identification des lecteurs aux personnages en fonction de leur race. Au final, malgré plusieurs styles graphiques différents empêchant au run de conserver une certaine cohérence esthétique, Priest parvient à proposer une actualisation dynamique du personnage, qui s’approche parfois d’une figure transcendant partiellement les problématiques raciales (même si bien sûr, son âge d’or est désormais derrière lui).

En 2005, le volume 4 donne la main à Reginald Hudlin, un cinéaste noir ayant co-réalisé plusieurs films qui ont fait parlé d’eux, comme House Party (1990) ou Boomerang (1992). Les 38 numéros qu’il signe (ainsi que les 6 de son volume 5) s’éloignent assez drastiquement de l’approche de Priest en faisant de T’Challa un personnage extrêmement conscient des questions raciales que son existence soulève. Son run est notamment marqué par le mariage du héros à la mutante Tornade, à sa participation aux événements de l’arc Civil War, et surtout à un sens aigu de fierté raciale qui n’avait jusque là jamais pénétré à ce point les comics mettant en scène la Panthère Noire. Dans un épisode, T’Challa se rend en Europe pour rencontrer Fatalis. Au cours de leur conversation, les deux individus entament une joute verbale basée sur un racisme réciproque opposant suprémacisme colonialiste blanc et racisme panafricain, sans doute car Hudlin s’imaginait ainsi faire progresser le personnage vers un symbole d’émancipation raciale. Pourtant, cette stratégie ne peut que s’embourber dans les banalités rhétoriques faisant montre d’un important manque d’iconisation super-héroïque classique qui permet plus organiquement de transformer la Panthère Noire en avatar pop-culturel afrofuturiste incontournable, ce à quoi Kirby, et dans une moindre mesure McGregor, aspiraient bien plus efficacement. Malgré tout, Hudlin parvient à tirer parti de Civil War en faisant du roi wakandais et de son épouse des alliés de Captain America et de sa résistance anti-enregistrement. Le run se terminera plus tard dans Doomwar par une tentative intéressante et renouant avec la géopolitique du Silver Age : T’Challa, affrontant Fatalis, rend volontairement le vibranium mondial inerte, afin que son peuple puisse à nouveau s’élever sans l’avantage apporté par ce matériau, et sans se rendre dépendant de celui-ci.

Que nous réserve donc Marvel Studios avec le personnage de Black Panther ? Son apparente implication avec l’équipe de Tony Stark laisserait entendre que ce T’Challa soutient l’initiative d’enregistrement des surhommes, et donc qu’il se présente peut-être comme une version plutôt conservatrice du héros. Cependant, comme on l’a vu, tout son intérêt réside principalement sur la capacité des scénaristes à exploiter les intrigues wakandaises et à explorer ses capacités d’intégration à un cadre science-fictionnel plus large. Parfois, l’exploitation totale et révérencieux d’un genre se révèle être l’arme la plus puissante à disposition de l’auteur désireux de redistribuer les cartes. La seule chose dont on est sûr, c’est que le personnage en a les capacités.

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