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Un Dimanche, Une Critique : Le Guerrier de Jade
La rubrique « Un Dimanche Une Critique » est destinée à évoquer des films en dehors de l’actualité, que nous choisissons de voir pour le plaisir et dans l’optique soit de partager de bons souvenirs avec vous soit de vous donner envie d’aller découvrir ce qui nous a plu.
L’article qui suit fait partie de cette deuxième catégorie.
Film finlandais sorti en 2006 là-bas, Le Guerrier de Jade même folklore finlandais et légende chinoises dans un univers contemporain. Un grand écart qui, à lui seul, donne envie d’en savoir plus.
Difficilement disponible, Jadesoturi est notamment visible grâce àAmazon en VOD.
Le guerrier de jade (Jadesoturi) – pas de sortie en France (2006 en Finlande)
Réalisé par Antti-Jussi Annila
Avec Tommi Eronen, Markku Peltola, Jingchu Zhang
Kai, un jeune forgeron vivant reclus dans la campagne finlandaise, est incapable de reprendre sa vie depuis que son amie l’a quitté. Un jour, un historien lui remet le Sampo, un artefact supposé millénaire qui, selon une légende mêlant ancien folklore finlandais et éléments de la Chine pré-impériale, aurait le pouvoir d’apporter aux hommes le bonheur qu’ils convoitent. Le Sampo, pourtant, ne s’ouvrira qu’au contact de Kai, à qui la mémoire d’une vie révolue il y a de cela 4 000 ans en Chine lui revient soudainement…
Imagineriez-vous le chevalier Roland, s’élançant dans les airs avec grâce, épée tenue du bout des doigts, pour enivrer l’air de sa danse martiale sublimée par le ralenti cinématographique ? Ou bien Hercule ? Ou Vercingétorix ? Bien sûr que non. Ça n’aurait aucun sens, culturellement parlant, de transposer directement les codes du wuxia pian à la mythologie française ou gréco-latine. À moins, bien entendu, d’avoir un projet artistique et culturel derrière.
Lorsque commence le film fino-chinois Jadesoturi, c’est exactement ce que nous annonce le réalisateur Antti-Jussi Annila, qui s’est trouvé inspiré par certaines théories historiques (depuis démenties) selon lesquelles le Sampo, objet de toutes les convoitises de la mythologie finlandaise, tenait son nom du Sang Fu, un ancien temple tibétain, prononcé Sampo par les Mongoles, et dont le nom signifierait « source de bonheur »… à l’image de l’artefact finlandais. Pour étayer son idée de départ, le cinéaste plonge dans les mythes relatés au sein du Kalevala, un recueil de textes mythologiques fondateurs de l’identité finlandaise et de la langue finnoise littéraire, transposant le mythe de Loviatar en légende chinoise selon laquelle le neuvième fils démoniaque d’une entité infernale était destiné à libérer les enfers sur Terre, à moins bien sûr qu’un mystérieux héros l’en empêche.
Pensé comme un conte mythologique relaté du point de vue d’un personnage vivant dans notre présent, Jadesoturi aborde la redécouverte de l’identité culturelle d’une personne comme moyen de surmonter le vide existentiel qui peut frapper l’homme contemporain. Ainsi, les souvenirs assaillant l’esprit de Kai et relatant les aventures de son moi ancestral en tant que Sintai donnent un sens aux événements de sa vie présente en les organisant de manière systémique, éliminant le concept de hasard pour prouver que chaque décision du héros a mené à sa situation actuelle.
Plus globalement, cela permet également de resituer l’héritage culturel finlandais sur un arrière-plan plus large et plus ancien, la publication du Kalevala datant seulement du 19e siècle, ce qui prive le pays de texte fondateur au-delà d’il y a quelques décennies. De plus, la mythologie finlandaise est relativement isolée, étant bien différente de celle des pays scandinaves et étrangère aux fondements gréco-latins. L’établissement d’un puissant lien avec la mythologie chinoise étend ainsi la portée de la culture finlandaise vers des horizons inexplorés.
La mythologie finlandaise constitue le cœur du récit : Kai/Sentai est l’homologue cinématographique du héros Ilmarinen, forgeron émérite qui créera le Sampo et restera célibataire malgré lui. Sa création, trésor que tous les partis convoitent dans la saga mythologique du Kalevala, finira fragmentée et dispersée aux quatre coins du monde tel que présenté au début du film. Loviatar, fille du dieu des enfers, est la mère légendaire des neuf maux, dont le dernier, jamais nommé, fait figure de démon et d’antagoniste ici.
Ces bases mythologiques (qui ne sont pas textuellement explicitées par le réalisateur, mais que tout finlandais reconnaît sans le moindre mal) sont donc mises en images à l’aide des codes visuels et narratifs du wuxia, récit d’épéistes chinois répondant à certaines valeurs morales et étant souvent dotés de capacités physiques hors du commun. Ainsi, les quelques scènes d’affrontements physiques sont marquées par une harmonie et une grâce visuelle directement inspirées des meilleurs wuxia pian, les héros étant notamment capables de prouesses physiques surnaturelles, renforcées par une mise en scène recourant aux larges plans symétriques au ralenti mais toujours en mouvement.
Transformé en xia, héros vagabond à la dignité immense, Sentai se voit alors obligé de respecter les règles établies par les films du genre. De ce fait, il abandonne son armée pour se dresser seul face à l’ennemi, se révèle un ami fiable, et exorcise ses pulsions charnelles au travers de l’expression martiale devenue danse de la séduction, comme si, tous droits sortis du film Iron Monkey, les partenaires platoniques de Dr. Yang et Miss Orchid avaient continué leur envolée gracieuse au milieu des papiers tourbillonnants sous la caméra de Yuen Woo-ping.
La mise en images est servie par une réalisation maîtrisée, voire impressionnante si l’on prend en compte le fait qu’il s’agit du premier film d’Annila : les séquences d’action sont aérées et travaillées, les chorégraphies sont dynamiques et le montage parfaitement lisible (bien qu’il manque quelques inserts çà et là). La narration est d’autant plus agréable que le cinéaste n’hésite pas à créer des plans magnifiquement esthétisés pour donner une aura surnaturelle à certaines scènes, le tout sans délaisser la fluidité de l’ensemble grâce à plusieurs transitions intelligentes.
Bien sûr, tout n’est pas parfait : l’exposition des personnages est quelque peu laborieuse et, malgré toute l’ambition historiographique du scénario, certains dénouements sont expédiés faute de moyens. Ceci étant, Annila réussit avec Jadesoturi à composer une fresque à la fois intime et épique avec un budget inférieur à 3 millions de dollars, un tour de force ahurissant qu’il convient de saluer bien bas. Sans doute le réalisateur aurait-il aimé intégrer plus d’action au récit si ses moyens financiers le lui avaient permis, cependant, les rares combats ponctuant l’histoire contée ont l’avantage de servir organiquement le récit, participant de l’avancement de l’intrigue ou de la définition des personnages.
Pari risqué donc, que ce guerrier de Jade. Risqué parce que le cinéma finlandais ne comptait aucun antécédent. Risqué parce que les réécritures historiques et mythiques sont épineuses, susceptibles de glorifier et de raffermir une identité nationale au meilleur des cas ou d’échouer et de froisser le spectateur dans le pire des cas. Risqué parce que sa pertinence culturelle est difficilement exportable, reposant sur deux systèmes mythologiques qu’il faut reconnaître et connaître pour vraiment en apprécier la synergie. Risqué, enfin, parce que son réalisateur fabriquait là son premier long-métrage.
Pari réussi, prouvant les compétences de son instigateur, redéfinissant le héros finlandais dans un contexte de forces primordiales eschatologiques, et enfonçant les portes du possible pour un cinéma national s’ouvrant sur le monde. Malgré tout, la barrière des cultures reste fermement sur ses positions : Jadesoturi a été diffusé uniquement sur Arte en novembre 2009, et n’a jamais bénéficié de sortie vidéo en France en dépit de sa singularité éclatante.
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