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Un Dimanche, Une Critique : La Belle au Bois Dormant

A l’occasion de la sortie en blu-ray le 24 septembre dernier d’un des plus beaux films de Walt Disney, nous vous proposons de revenir sur La Belle au Bois Dormant.

Plus qu’une simple critique destinée à vous donner un avis et à évoquer les qualités du film, l’article qui suit vous propose de revenir longuement sur la production particulière du film sorti en 1959.

Ce papier avait initialement été publié en 2011.

 

La Belle au Bois Dormant – Sortie le 16 décembre 1959
Réalisé par Wolfgang Reitherman, Eric Larson, Clyde Geromini, Les Clark
Avec les voix françaises de Jeanine Forney, Guy Chapellier, Sylvie Moreau (doublage de 1981)
La princesse Aurore, victime d’un sort que lui a jeté la sorcière Maléfique, s’est endormie d’un profond sommeil dont le seul baiser d’un prince peut l’éveiller. Ses marraines, les fées Pimprenelle, Flora et Pâquerette, unissent leurs pouvoirs magiques pour aider le vaillant prince Philippe à combattre le redoutable dragon, gardien du château où dort Aurore.


Bande annonce du blu-ray

Avant d’exploser puis de mourir, une étoile se transforme en supernova. Arrivée à cet état terminal, elle atteint une luminosité maximale en consommant ces dernières ressources. À bien des égards, La Belle Au Bois Dormant est la supernova de l’animation Disney : un ultime moment de pur éblouissement, au prix d’une dépense frénétique d’énergie(s). La Belle Au Bois Dormant est un marqueur idéal des changements qui survenaient dans la branche animation des studios Disney, à plus forte raison lorsqu’on jette un œil au contraste frappant que son direct successeur, Les 101 Dalmatiens, introduira en 1961.
De son intention initiale à son achèvement, le film illustre à merveille la gestion schizophrénique de l’animation à laquelle Walt Disney avait fini par se livrer. Car entre la naissance du projet et la sortie en salles en 1959, s’écouleront pas moins de 8 ans, un développement record qui embrasse l’entière décennie des années 50. Et que de choses en 8 ans…

En 1951, les premiers travaux d’écriture établissent rapidement un film dans la thématique de Blanche-Neige et Cendrillon (sorti l’année d’avant). Mais le vieux Walt déteste reproduire ses propres films et fait tout pour que La Belle se distingue de ces deux prédécesseurs. Cependant, celui qui est désormais devenu un businessman des plus occupés ne concentre pas vraiment toute son attention sur son nouveau projet (ni même pour les autres projets comme Peter Pan ou Alice au pays des merveilles). La construction du premier Disneyland et son émission de télé l’accaparent bien plus. L’empire Disney s’étend et le noyau originel ne bénéficie plus de la même attention. Ce retrait du grand patron se fait quelque peu sentir durant cette décennie, et ne parlons même pas des suivantes, les 60s et 70s n’ayant engendré que de médiocres productions peu inspirées. Ce n’est pas tant le talent artistique de Disney qui faisait cruellement défaut que sa gestion à la fois matérielle et humaine des projets.

Néanmoins Disney a à cœur de faire quelque chose d’unique de La Belle au Bois Dormant. Aussi le film sera véritablement sa dernière grande folie : une démesure de moyens techniques et une proposition artistique tout aussi démesurée. Que l’on juge plutôt :

-le film va être tourné en Technirama 70 mm, un format d’une part très coûteux et surtout assez peu répandu, les salles équipées n’étant pas légion. L’utilisation du Cinemascope 35mm sur un film d’animation n’avait que 6 ans (ce fut La Belle et le Clochard qui en bénéficia en 1953) que déjà Disney voulait du 70mm. Le gain d’image apporté par le format est néanmoins spectaculaire. Le seul autre Disney a être tourné en Technirama est Taram et le Chaudron Magique en 1985.


(photo lesnumeriques.com)

-Après quelques séances dans un studio californien, toute la bande son sera finalement enregistrée en Allemagne de l’Ouest, où l’équipement est à la pointe de la technologie. En résulte un mixage stéréo 6 canaux, une rareté à l’époque. Là encore, les salles équipées en conséquence sont peu nombreuses.


(photo lesnumeriques.com)

-le budget total sera de 6 millions de dollars. Soit le double de chacune des trois précédents films. Walt Disney a un temps songé à purement et simplement arrêter la production.

-la fameuse « séquence 8 », la rencontre dans la forêt entre Aurore et Philippe et leur scène de danse , la première à être tournée (elle devait servir de pilote à l’ensemble du film afin que Walt puisse se faire une idée du résultat final) sera refaite pas moins de 4 fois. Et à chaque fois, son budget explose.

-L’ensemble du film a d’abord été tournée intégralement en live avec des acteurs dans des décors de fortune, une pratique répandue chez Disney qui remonte à avant la production de Blanche Neige.


©Allan Grant – Life Magazine

Voilà ce qui est de la partie « comptabilité » dirons-nous. Mais si ce dispositif exceptionnel a été mis en place, c’était pour servir au mieux la démesure artistique qui est la marque de La Belle au Bois Dormant. La dernière folie de Walt est-elle également « son » dernier chef d’œuvre ? Si l’on compare cette production de 1959 avec la sainte trinité des années 40, on constate qu’à défaut de la chaleur d’un Blanche Neige, de la force d’un Pinocchio ou de l’ambition expérimentale d’un Fantasia, La Belle au Bois Dormant propose une apogée visuelle, un paroxysme du sublime rendu possible par une abondance de moyens, une rigueur et une cohérence graphique jusqu’au-boutiste.

Cette direction artistique, on la doit à la fois à Eyvind Earle, le maître d’œuvre derrière tous les décors richement élaborés du film (il en a peint plus d’une centaine et même les sections mineures laissées aux assistants n’échappaient pas à sa vigilance) et à Walt Disney, qui a imposé Earle au reste de l’équipe. Précisons tout de même que c’est John Hench, un des directeurs artistiques et spécialiste des effets visuels du studio, qui inspira à Disney le parti pris graphique du film après avoir visité le Cloisters Museum de Manhattan où sont exposées diverses tapisseries médiévales. Enthousiasmé par cette idée, Disney exige que La Belle au Bois Dormant soit une « illustration animée », un film qui tienne sa majesté et sa profusion de détails de tableaux et tapisseries de l’art gothique et proto-Renaissance du XVe siècle. C’est donc à Earle qu’il confie cette tâche.

Earle était un caractériel (le bougre n’a pas eu une enfance facile) qui tenait absolument à ce que l’on suive sa vision à la lettre. Il va rapidement établir les lignes directrices du film : verticalité très marquée des décors, richesse des détails, écrasement des perspectives (caractéristique des miniatures du Moyen-Âge). Une des sources d’inspiration les plus fréquemment citées est le livre d’heures Les Très Riches Heures du Duc de Berry (1416) :


Tout le problème de sa direction artistique, aussi magnifique soit-elle, est qu’elle se heurte à l’impératif de faire évoluer les personnages dans de tels décors. Le graphisme requis par Earle exigeait d’une part des personnages capables de s’intégrer sur un arrière plan très chargé en détails et d’autre part un character design tout aussi vertical, aux angles bien marqués, à l’opposé de la rondeur bonhomme des précédents personnages Disney. Cette rondeur permettait aux animateurs une plus grande expressivité dans leur travail. La suprématie d’Earle a fait grincer bien des dents dans un studio où jusqu’à présent les animateurs régnaient en maîtres incontestés. Pour la première fois, Disney ne leur donnait pas le dernier mot. Son manque d’investissement à la fois dans l’élaboration de l’histoire et dans la supervision de la cohérence entre animation et graphisme a bien failli mettre en péril le film.

Finalement, quel est le résultat ? Il semble que Walt ait bel et bien obtenu ce qu’il voulait, du moins pour ce qui est de « l’illustration animée ». La Belle au Bois Dormant est un festin visuel, une succession d’images absolues, définitives. De l’histoire, on ne retient pas grand chose. De la progression dramatique, on ne peut restituer que des bribes, mélanges de tableaux figés et de la puissante bande-son de George Bruns qui fait de Tchaikovski un compositeur de musique de films. Aux personnages, on ne s’attache pas trop, tant ils sont l’essence des archétypes du conte de fées. Il y a bien sûr de l’humour (grâce aux fées et à cette formidable scène animée par John Lounsberry – à l’époque assisté de Don Bluth – où le ménestrel finit ivre mort en compagnie des deux rois) mais l’ensemble du film reste tellement superbe, tellement princier, qu’on peut avoir du mal à s’identifier directement au destin d’Aurore ou de Philippe. Le superbe design de la princesse (animée par Marc Davis, qui s’occupait également de Maléfique) la distingue nettement de la gentille Blanche-Neige, ou de la douce et vaporeuse Cendrillon, en partie justement à cause de cette verticalité. Aurore est altière, c’est une reine.

C’est instinctivement que l’on perçoit les enjeux de cette lutte entre le bien et le mal, où chaque personnage fait écho à une facette de notre propre psyché. À ce titre, la scène la plus emblématique, celle dont tout le monde se souvient, est sans conteste l’affrontement final entre Philippe et Maléfique, transformée en dragon. La scène illustre parfaitement l’ambiguïté technique du film. On en garde un souvenir assez fantastique car elle a imprimé une belle succession de tableaux, d’images fortes (ces flammes jaunes et vertes, cette masse noire menaçante du dragon, des ronces). Mais en l’état, la séquence réalisée par Woolie Reitherman ne brille pas forcément au rayon de l’animation, notamment sur les mouvements de Philippe, qui sur certains plans se contente juste d’agiter son épée de gauche à droite de façon peu naturelle (c’est Milt Kahl qui animait Philippe).


[à 1:14]

Aussi garde-t-on un souvenir fort de la scène, mais le revisionnage ne lui fait pas forcément justice. Jusqu’à ce que la scène se termine et qu’on retienne à nouveau ces magnifiques plans d’ensemble…

C’est à l’ensemble de La Belle au Bois Dormant qu’on peut étendre cette remarque. La débauche graphique des décors décroche à chaque fois la mâchoire, les plans d’ensemble sont saisissants, la musique est fantastique, mais l’animation, enchâssée dans le carcan du design ne peut se permettre d’être aussi expansive et expressive que dans les précédents chefs d’œuvre de Disney. Aurore, Philippe et Maléfique « jouent » tout en retenue, avec majesté serait-on tenté de dire. C’est là peut-être l’une des limites de ce film qui appartient avant tout au médium de l’animation. Le « peut-être » est de mise car cette « illustration animée » a bien gagné toute sa légitimité dans sa proposition. On apprécie La Belle au Bois Dormant comme on apprécie un tableau : sans guère se soucier de son histoire, qui est schématique et instantanée, et qui ne sert que de liant à ces différentes scènes qui dépeignent avec splendeur des émotions instinctives, évidentes.

La supernova brille comme jamais l’étoile n’a brillé auparavant, mais au prix de l’explosion, puis de l’extinction de la lumière. La Belle au Bois Dormant est bien la dernière folie animée de Walt. La décennie suivante s’ouvrira avec Les 101 Dalmatiens, production qui inaugurera un procédé destiné à réduire de façon drastique les coûts d’animation, la xérographie, déjà expérimentée sur l’animation du dragon dans La Belle (mais finalement abandonnée). Les dessins des animateurs ne nécessiteront plus d’être encrés sur des celluloïds, ils seront directement transférés à même le cellulo par photocopie. Si l’on restitue mieux l’énergie initiale du crayonné de l’animateur, c’est aussi tout le charme – luxueux – et le soin de l’encrage manuel qui disparait à jamais. La Belle au Bois Dormant est donc le témoin d’une époque révolue, production méticuleuse, d’une richesse inégalée depuis par l’animation américaine. Ce look était pourtant cher aux yeux de Disney, mais semble-t-il pas au point de continuer à financer quasiment à fond perdu son cher département d’animation. En se tournant vers les sirènes, vers la construction de l’empire, Walt a tourné le dos à sa tradition d’investissement sans cesse plus important dans la technique et dans le soin de ses films. Les années 60 et 70 illustreront ce bien triste déclin.

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