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Un Dimanche, Une Critique : Jabberwocky

Dans quelques jours, le nouveau film de Terry Gilliam, Zero Theorem, envahira les salles de cinéma. Dans moins d’un mois, le réalisateur rejoindra ses camarades John Cleese, Eric Idle, Michael Palin, Terry Jones pour des retrouvailles avec le public dans un grand stade anglais, spectacle dont les répétitions ont d’ailleurs commencé.

Tout cela nous donnait donc un bon prétexte pour s’arrêter ce dimanche sur la première réalisation en solo du metteur en scène de Brazil avec Palin dans le rôle principal.

Un Dimanche Une Critique de ce 22 juin est consacré à Jabberwocky

 

 

Jabberwocky
Réalisé par Terry Gilliam
Avec Micheal Pallin, Harry H. Corbett, John Le Mesurier
Dennis Cooper, un apprenti tonnelier plus intéressé par le commerce que par l’artisanat, décide de tenter sa chance en ville après la mort de son père, qui le renie. Arrivé dans la cité fortifiée, il découvre un monde en décrépitude, contrôlé par des marchands sans scrupule et un roi grabataire. Entraîné bien malgré lui dans une quête insensée, Dennis va devoir survivre aux coups qui le destin décide de lui asséner sans répit…

 

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Entre 1865 et 1871, l’écrivain Lewis Carroll composa un poème volontairement incompréhensible, qui sera finalement intégré à la deuxième partie des aventures d’Alice : De l’autre côté du miroir. Ce poème est intitulé Jabberwocky, et se fera illustration de l’environnement linguistique dans lequel Alice est plongé, entre joutes verbales futées et exploration des failles logiques d’un lexique que l’on pense maîtriser. Pour mieux souligner son intention (et entériner son travail dans la postérité), Carroll crée le concept de mots-valises. Ces derniers sont des inventions linguistiques qui défient les habitudes du lecteur et l’obligent à rechercher par lui-même la signification d’un mot construit à partir d’autres. En d’autres termes, une pure création, non pas ex nihilo, mais ex materia, pensée pour faire surgir dans la réalité une idée à la fois étrange et familière. Il s’agit en quelque sorte d’une forme d’interactivité ultime entre artiste et lecteur, le premier manipulant la langue pour inciter le second à s’approprier le texte et à accepter de donner sens à un vocable inédit. Un exemple parfait : en anglais, Carroll utilise « slithy », qui est composé de « lithe » et « slimy ». Dans sa traduction, Henri Parisot avait créé « slictueux », ou « souple, actif et onctueux ».

Lorsque Terry Gilliam découvre le texte, c’est son inintelligibilité qui le fascine : « Le poème ne veut rien dire en soit. Ce que j’aime, c’est sa musicalité. Il est à la fois fantaisiste, rythmé et surréaliste. Il évoque en moi des émotions, et pas simplement des images. » Sortant de son expérience de co-réalisation sur Sacré Graal avec la troupe des Monty Python, Gilliam souhaite exorciser sur pellicule toutes les idées qu’il n’a pas pu mettre en application avec la comédie. Il veut réinvestir le Moyen-Âge en traversant le miroir, en se préoccupant plus de créer une atmosphère unique qu’une série de sketches anachroniques.

Dès lors, l’univers créé à l’écran avec un demi-million de dollars seulement se révèle travaillé, sophistiqué même, dans ses cadrages et sa photographie crasse et poisseuse, recréant un monde de fantasy plus terre-à-terre qu’à l’accoutumé. Pour rendre son aspect unique, Gilliam se replie grandement sur son expérience d’animateur afin de contrôler ses plans (il storyboarde l’écrasante majorité des scènes), et intègre donc de nombreux éléments burlesques et cartoony, qui lui permettent de transfigurer son esthétique d’ensemble pour la faire se rapprocher des œuvres chargées de Brueghel et des toiles loufoques de Bosch.

C’est en combinant ces différents mécanismes d’assemblage de symboles (les symboles linguistiques des mots-valises de Carroll et les symboles visuels des compositions de Bosch) que le réalisateur finit par fabriquer un film à la fois hybride, transitionnel et transgressif. Il est hybride car à mi-chemin entre le récit médiéval classique et l’expérimentation formelle articulée autour de la transformation de mécanismes propres à l’animation en éléments réels. Il est transitionnel car encore très empreint de l’humour pythonesque dont le cinéaste a du mal à s’émanciper. Il est transgressif, enfin, car il détourne les codes du conte médiéval et défie ainsi les habitudes des spectateurs, forcés de rester au moins assez actifs pour identifier les manipulations opérées.

La déconstruction du conte de fée passe d’abord par l’installation d’une atmosphère sale, palpable. De la « realisitc fantasy », si l’on ose dire, dans laquelle les personnages sont tout simplement prisonniers des mécanismes narratifs archétypaux censés gérer le récit. Ainsi, la princesse vivant au sommet de la tour est incapable de s’émanciper de son rôle prédéfini, à tel point que le premier inconnu pénétrant sa chambre est forcément son prince charmant. Le roi, vieux et incompétent, ne saurait élire un champion destiné à tuer la bête (le jabberwocky) autrement que lors d’un tournoi sanglant annihilant la majeure partie de son armée. Le protagoniste, quant à lui, subit constamment son sort, ne sachant comment prendre des initiatives. Il n’accepte pas, pour autant, de mourir seul dans sa campagne et décide de s’infiltrer dans la ville fortifiée pour y démarrer une nouvelle vie et changer ainsi de statut social.

Cette stratification est par ailleurs mise en exergue tout au long du film, pour être elle aussi violemment remise en question : le château, symbole de royauté et de puissance, s’effondre sous le poids de la poussière et de sa propre merde, et sous l’incompétence de ses dirigeants oligarchiques. La fragilité du système est illustrée par la scène se déroulant dans la forge, durant laquelle le protagoniste entraine la destruction totale du lieu en déplaçant légèrement un seul des éléments d’un engrenage hybride entre l’homme et la machine. Tous les personnages de l’histoire semblent en outre motivés par des raisons égoïstes : l’évêque profite financièrement de la terreur via les donations des sujets, les riches marchands refusent d’aider le roi à éliminer le monstre car celui-ci est synonyme de prospérité, les gens se désintéressent totalement du héros avant sa victoire, etc. La transposition du commerce contemporain au Moyen-Âge tient également une place importante de l’univers dépeint, et souligne le contrôle strict exercé par les guildes (les corporations) dans un système sur le déclin, gangrené par les manipulations des superstitions entretenues par le clergé.

Une telle représentation propose une vision différente de la hiérarchie sociale décrite dans la trilogie de romans Gormenghast, que le réalisateur a également envisagé d’adapter à plusieurs reprises. Dans ceux-ci, l’organisation en place présente une rigidité sans pareille, dans laquelle les personnages doivent trouver leur place à l’aide de ruse, de vivacité d’esprit et de stratégies sociales. Dans Jabberwocky, le héros doit faire de même, mais n’a pour armes que son ignorance et son incompétence. Finalement, c’est à travers le grand thème des romans que le film formule sa proposition : quelle est la mesure de liberté dont peut jouir un individu au sein d’un système de traditions sociétales ? Le dénouement y apportera une réponse des plus sarcastiques, faisant des codes du conte de fée les catalyseurs d’un récit qui essaie vainement de s’en extirper, et obligeant son protagoniste à remplir une fonction qui lui est imposée (une fin bien plus amer que celles qui suivront dans la filmographie de Gilliam).

Et le dragon, dans tout ça ? Le jabberwocky avait été illustré par John Tenniel à l’époque de la publication du poème (la jaquette du DVD reprend son travail), mais le symbole de la destruction de la cité contemporaine par la figure du dragon a souvent trotté dans la tête de Terry Gilliam, en atteste ce dessin tiré de son livre Animations of Mortality :

Il s’agit là encore d’une combinaison de symboles en vue de créer un sens nouveau. Quel rapport le film entretient-il donc avec le texte de Carroll ? Il opère un type d’interactivité similaire entre artiste et destinataires, ces derniers devant faire sens des détournements formels d’un genre pour mieux en appréhender la remise en cause. Et malgré les nombreuses fautes de rythme et de ton qui empêchent le film de s’inscrire dans les annales, Gilliam livrait là un début des plus intéressants.

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