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En seulement deux films, Robert Eggers s’est imposé comme l’un des nouveaux et rares espoirs du cinéma américain, apportant avec The Witch et The Lighthouse deux œuvres singulières, formellement ultra maitrisées, qui partageaient une vraie patte artistique tout en étant distinctes dans leurs esthétiques respectives. La perspective de voir le cinéaste sur un projet plus massif était dès lors Ô combien excitante, et The Northman semblait y répondre en grande pompe avec son récit de vengeance viking piochant allègrement dans la mythologie nordique.
Exit les huit-clos et dispositifs modestes, on allait enfin voir si ce jeune prodige était capable de garder la même exigence sur un concept plus large et sur un grand spectacle revendiqué, offrant un peu de sang neuf dans un Hollywood sclérosé par les franchises et les formules toutes faites…
De la même manière que ses précédents films, la première chose qui frappe devant The Northman est l’instantanéité dont fait preuve Eggers pour poser une ambiance et tout l’univers qui en découle. Sur une vision sombre de volcan avec une voix-off lourde aux multiples échos, l’atmosphère grave du film et sa dimension mythologique sont installées avec une ferveur éclatante en un seul plan, avant même d’avoir vu le moindre personnage. Une ferveur qui irrigue tout le récit, et qui permet une exposition très fluide, où il suffit d’être attentif à la direction que prend la caméra avec un personnage pour comprendre son positionnement par rapport aux autres, un changement de valeur de plan qui saute aux yeux donnant en réalité lui aussi des informations sur les relations entre eux.
À mesure qu’avance le film, Eggers nous rappelle à quel point il aime l’outil cinéma, puisque derrière son style visuel affirmé, que l’on peut facilement qualifié de maniérisme, n’en reste pas moins un réalisateur ayant à cœur le langage visuel du 7ème art, la capacité des plans à porter l’histoire au-delà des dialogues, avec un sens aiguisé du découpage dont la pleine cohérence apparaît au fur et à mesure de notre prise de connaissance du récit, plusieurs détails apriori anodins au début prenant tout leur sens par la suite.
Et cela se fait au fil d’une narration assez dense, puisque l’on découvre en introduction l’enfance du héros qui va évidemment être tachée par une trahison et une tragédie pour amener sa quête de vengeance, mais pas seulement. Au-delà des forces en présence et des acteurs du drame, l’attention est aussi posée très vite sur l’éducation de ce personnage et l’importance accordée aux croyances et légendes viking, notamment au détour d’une séance hallucinée de chamanisme, où un roi et son fils retournent à l’état sauvage et imitent des loups pour canaliser les forces en eux et les grands esprits, pourvu que le destin soit clément. Par son premier plan ou ce passage-là, qui ne sont que les prémices de nombreuses visions fantasmagoriques riches en symboles issues du folklore scandinave, le réalisateur confirme que l’une de ses thématiques de prédilection est la confrontation entre les croyances face au réel, lorsque des personnages tentent d’appréhender ce qui leur arrive via le prisme spirituel, ou que leurs actions sont guidées par ces mêmes schémas intérieurs, quitte à ce que le réel les mette à mal.
Les amateurs d’imagerie viking risquent d’être aux anges tant le réalisateur s’en donne à cœur joie pour transfigurer à l’écran certaines icônes, toujours avec la même fièvre visuelle et une ambition sensorielle très poussée, tandis que cette cohabitation entre quête de vengeance et figure d’un destin plus grand, qui dépasserait de toute part la simple stature humaine du héros pour être en réalité liée à des dessins divins, va alimenter tout le scénario, qui possède en la matière bien des surprises.
Sur sa promesse de base, on pourrait penser que The Northman est un récit tout tracé, avec son personnage devant approcher sa cible au plus près pour enfin rendre les coups portés à son existence. Pourtant, le film repose sur une idée stimulante qui le rend à la fois étonnant dans son évolution, et pourtant en parfaite adéquation avec les thèmes explorés, particulièrement sur les questionnements internes de ce cher Amleth. Un nom qui rappelle évidemment le héros de Shakespeare, et ce n’est pas un hasard puisque la légende scandinave sur laquelle repose le film était l’inspiration principale de l’auteur anglais pour sa tragédie.
Mais revenons-en à cette fameuse idée : rien ne se passe comme prévu.
C’est en réalité plus complexe que ça, mais le projet global est de constamment remettre en cause les fondations philosophiques du personnage et ce qu’il croît connaître de la situation pour l’amener à devoir innover au fur et à mesure tout en restant au plus proche de ses croyances, et de la mission divine qu’il pense mener via ses visions. Par ce biais, le film incarne à merveille le proverbe « La vengeance est un plat qui se mange froid », et on s’écarte assez rapidement du principe d’un film bas du front où un viking surtestostéroné va foncer dans le tas pour tout dézinguer.
Alors que les bourrins se rassurent : The Northman offre bel et bien quelques scènes d’action, et il ne fait pas semblant. Un assaut viking sur un village qui n’a rien demandé à personne, par ailleurs largement mis en avant dans la promotion, constitue l’un des plats de résistance du film, en étant d’ailleurs en plan séquence et en suivant notre héros dans son élan que rien n’arrête tandis que les cadavres et victimes s’empilent. Et si la brutalité de la scène éclate à l’écran, la séquence se termine avec la caméra qui confronte via ce qu’elle montre le héros à ses actions, lui qui il y a peu était une victime de la violence, et qui vient tout juste d’en faire un usage disproportionné.
C’est à nouveau l’un des exemples marquants de la capacité du script, et de la mise en scène, à creuser du début à la fin les actes de son héros pour comprendre son fonctionnement et ses multiples tourments, parfois contradictoires.
Si cette séquence marque par sa fluidité et son chaos, elle s’avère être le plus gros morceau du film en termes d’échelle, et il ne faut pas s’attendre à des batailles dantesques avec des centaines de figurants à l’écran, puisque le récit réussit assez habilement à basculer par la suite sur un théâtre plus restreint et non moins passionnant, où va justement se dérouler une vengeance plus insidieuse.
On n’en dira pas plus, mais cela permet à Eggers de jouer avec les formes, notamment dans des séquences de nuit dont les teintes grisâtres et le contraste savamment dosé démontrent une vraie maîtrise des capacités offertes par le numérique, tant on voit mal comment une telle image aurait pu exister sur pellicule. A tout ceux qui viennent pour retrouver les penchants visuels très prononcés du réalisateur, ils seront ravis de voir Eggers renouer avec ses éclairages en lumière naturelle et en clair-obscur de nuit avec les diverses feux et torches sur le plateau, qui offrent des compositions très picturales proches de ce que pouvait offrir The Witch, tout comme le film va à d’autres moments dans des palettes plus extravagantes, avec la franche ambition d’offrir des visions fortes, parfois proches de la contemplation ou du cinéma expérimental.
Cette ambition trouve d’ailleurs son firmament dans une séquence finale hautement iconique, qui synthétise à merveille le climax des enjeux émotionnels et narratifs via une idée scénique absolument dingue, qui devrait faire péter un câble à plus d’un fan de dark fantasy.
Dans le même genre, on peut se surprendre à trouver un passage très empreint de codes vidéoludiques lors d’une confrontation qui rappellera à certains les mécaniques des jeux développées par From Software par exemple (l’auteur de ces lignes joue en ce moment à Elden Ring, coïncidence ?), pour une séquence un peu hors du temps où la réalisation remet vite en perspective ce qu’elle montre pour questionner une fois n’est pas coutume le schéma de pensée de son personnage.
S’il est moins jusqu’au boutiste visuellement que ne pouvait l’être The Lighthouse et son noir et blanc absolument démentiel (avec toujours Jarin Blaschke à la photographie), The Northman garde donc la patte de son auteur et le voit travailler diverses formes, aussi bien dans une esthétisation poussée qu’un naturalisme assumé, notamment lors de quelques élans lyriques avec des scènes de voyage qui rappellent celles du Seigneur des Anneaux pour donner la part belle aux superbes paysages d’Irlande et d’Islande, où a été tourné le film.
L’authenticité qui s’en dégage est renforcée par la musique de Robin Carolan et de Sebastian Gainsborough (connu comme étant l’artiste électro Vessel), qui signent leur première composition pour le cinéma après des années de production musicale et de collaboration avec Björk, qui a d’ailleurs un petit rôle dans le film. Le résultat, qui regorge d’instruments folkloriques locaux, rappelle notamment l’excellent score de The Witcher 3, là encore une référence vidéoludique !
Et histoire d’appuyer une bonne foi pour toute l’identité nordique du film, ce dernier possède des chapitres en alphabet viking, et Eggers l’a co-écrit avec l’auteur islandais Sjón, qui avait signé les paroles de Dancer in the Dark (avec Björk, tiens donc ?) et qui a écrit plus récemment Lamb.
Leur collaboration s’avère payante, même s’il faut aussi remarquer une petite baisse de régime aux 2/3 du récit, notamment autour d’une révélation que le héros met du temps à avoir là où la réalité saute aux yeux de spectateur depuis un moment. Cela étant, ça participe aussi aux œillères que porte le personnage, dont les fantasmes et idées reçues ne cessent de s’entrechoquer avec les faits.
Toujours aussi consciencieux dans son approche d’une mythologie et d’un folklore précis, Eggers ajoute une corde à son arc avec The Northman, qui lui permet de s’attaquer à du grand spectacle avec ses obsessions bien à lui, le film portant la patte de son auteur et offrant un voyage mystique avec certaines visions sidérantes, tout en explorant les rouages des dits-mythes, et les conséquences de leur application sur le réel avec sauvagerie. Le résultat est stimulant aussi bien intellectuellement que sensoriellement en offrant de purs moments de cinéma, et confirme une bonne fois pour toute, au cas où certains en doutaient encore, que Robert Eggers est l’un des nouveaux auteurs les plus passionnants du cinéma américain, via une œuvre qui concilie à merveille spectaculaire violent et métaphysique. Même le grand Odin serait fier du résultat.
The Northman, de Robert Eggers – Sortie en salles le 11 mai 2022