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Critique : Les Huit Salopards

En bon cinéphile qu’il est, Jean-Victor aime voir les films dans les meilleures conditions possibles. Il a donc attendu sagement que l’unique copie 70 mm des Huit Salopards de Quentin Tarantino s’installe à Paris, après avoir eu droit à une tournée en province et une polémique, pour aller découvrir cette version un tout petit peu plus longue (et agrémentée d’un entracte à l’ancienne).

Ensuite, après avoir vu l’oeuvre sur grand écran, Jean-Victor a pris sa plus belle plume et il a écrit à Tarantino une lettre…

 

Cher Quentin Tarantino,

Pour la première fois, je m’adresse directement à un réalisateur pour parler de son dernier film.
Comme si j’avais le besoin de vous parler sans intermédiaire pour déconstruire votre 8ème long-métrage, justement intitulé The Hateful Eight, et en analyser la substantifique moelle.
Je sais que vous ne lirez jamais ce texte, et que je me fourvoie dans un procédé sûrement pompeux, mais depuis que je suis sorti de la projection hier, je ne trouve aucune autre façon d’en parler et même d’y réfléchir.
Pour ainsi dire, si je ne cesse de le retourner dans ma tête, je n’ai encore rien dit à personne d’autre tant j’ai envie, d’une façon très inattendue, de rester dedans.
Et pourtant, Dieu sait combien votre dernier bébé est inconfortable.
D’abord pour un public lambda, attiré par votre nom, le casting 5 étoiles ou la promotion du film et s’attendant à se fendre la poire comme d’habitude dans un feu d’artifice de répliques qui fusent et d’effusions invraisemblables de sang. Quand bien même vos films sont ouvertement violents et loin d’être tendres, votre enthousiasme et votre amour pour le cinéma transcendent toujours derrière chaque image à tel point que votre filmographie est traversée par un plaisir communicatif.
On sent que vous aimez le cinéma, son langage, ses codes et la machinerie derrière, si tant est que le pied pris devant vos œuvres par vos spectateurs est sans doute moins important que le vôtre à les faire.
Depuis vos débuts, vous êtes caractérisé par cette façon assez unique de transformer tout ce que vous touchez en sommet de cool.
Vous avez donné à des acteurs has-been une seconde jeunesse en les rendant à nouveau cools, vous avez ressorti des tubes musicaux oubliés redevenus instantanément cools, et quand vous mettez en scène des actes de torture, comme Michael Madsen retirant l’oreille d’un type en dansant, c’était étrangement cool. Mais ça, c’était avant.

Si Inglourious Basterds et Django Unchained marquaient une évolution, où vous ne construisiez plus seulement des films à la seule force de votre cinéphilie et utilisiez le cinéma pour réécrire la grande histoire, The Hateful Eight est un tout autre cap dans votre carrière. Peut être le plus significatif. Avec cette histoire de 8 salopards se retrouvant cloîtrés en plein blizzard dans un chalet paumé dans le Wyoming, vous poussez l’humain dans ses pires travers.
Jusque là, rien d’étonnant, d’autant que l’on retrouve votre patte puisque vous faites monter la sauce à petit feu, pour nous faire bouillir de l’intérieur avant de libérer nos pulsions dans une fulgurance jubilatoire. Une science n’ayant rien à envier à de la masturbation, dont la finalité était toujours jouissive. Sauf que pour la première fois, le ressenti est différent.
Pour la première fois, la montée en puissance fait grandir un malaise réel, palpable.
Et au moment fatidique où il faut envoyer la sauce, un vide se crée certes, mais il est soudain, froid, et remonte l’échine pour nous glacer le sang.
Pour la première fois de votre carrière Mr Tarantino, vous affrontez votre sujet à bras le corps.

Plus d’artifice, fini la pose, adieu le cool. Quand les masques tombent, ce n’est pas moins que l’humanité la plus nihiliste, sombre et désenchantée face à nous.
On pourrait croire qu’un personnage vaut mieux qu’un autre et on s’attache à lui en se disant que la persécution dont il fait constamment preuve suffit à lui donner une certaine légitimité.
Sauf qu’au fond, ce ne sont plus d’éventuels bouffons mais tous de véritables monstres, et cela n’a rien de vain.
Dans ce microcosme où les bonnes manières ne sont que des illusions provisoires, ce n’est pas juste 8 personnes ayant chacune une dent contre une autre.
C’est l’histoire de l’Amérique qui se rejoue sous nos yeux, et pas seulement celle d’hier, mais aussi celle d’aujourd’hui. Par extension, c’est peut être même l’histoire de toutes les civilisations humaines, auxquelles des années d’évolution et de progrès philosophiques ou que sais-je ont bien du mal à chasser les instincts les plus primaires, les aprioris les plus absurdes, et une tendance à la sauvagerie la plus destructrice qui soit.
Au travers de vos traditionnelles joutes verbales, vous mettez en place un terrible jeu du chat et de la souris, où le but pour chacun est de mettre à nu l’autre le plus vite possible pour justifier le pire à venir. L’intérêt pour le spectateur est aussi sadique que terrible, car l’on passe le film à scruter le moindre détail, indice ou signe nous permettant de deviner qui est qui, et pourtant l’issue ne cesse de nous éclater au visage sans détour.

Quelque part, vous restez le même. Vos détracteurs se feront un plaisir de pointer du doigt la durée du film et votre malin plaisir à jouer sur la narration pour relancer les enjeux, parfois de façon un peu grossière quand vous jonglez avec les points de vue ou la temporalité.
De même que votre goût pour le grandiloquent et la réplique qui tabasse se retrouve sans détour lorsque Samuel L Jackson conte une terrible aventure à Bruce Dern.
Et même si il est difficile de ne pas voir ça et là quelques facilités de votre part, ce qui est sidérant c’est que tous ces éléments, qui sembleraient presque en trop, s’inscrivent pourtant dans votre démarche et votre propos. Ils appuient à leur manière, avec une légère variation de ton, l’aigreur et la noirceur absolue du récit.
De même que la durée de l’ensemble permet de travailler en profondeur cette plongée dans les ténèbres de l’être, pour mieux voir jusqu’où il est prêt à aller.
L’approche est somme toute radicale, et c’est d’ailleurs votre œuvre la plus radicale.
Son dispositif en huit-clos et son déroulement presque en temps réel ne nous permet plus de détourner le regard, écarte toute distanciation au second degré, et nous oblige à affronter frontalement la triste réalité que vous dépeignez.
La situation dans laquelle vous mettez le public est parfois inconfortable au possible, car l’on est face à un miroir reflétant nos pires démons, faisant voler en éclat notre bonne morale dès lors qu’on s’accroche à l’un de ces cow-boys qui nous retournera de toute façon sa veste en pleine tronche à un moment ou à un autre.

Je mentirais pourtant en disant que The Hateful Eight s’apparente à de la torture.
Bien au contraire, l’honnêteté que vous demandez d’une certaine façon au public est salvatrice.
Votre film fait partie de ceux qui forcent les gens à sortir de leur zone de confort, des apparences sociales à la mords-moi le nœud, en les renvoyant au plus profond de leur être pour ne pas se voiler la face. La démarche est hautement casse-gueule, facilement rejetable, incomprise ou puante, mais un peu comme Gone Girl le faisait d’une toute autre façon récemment, elle s’avère ici louable tant le film hante après son visionnage. Comme si finalement, toute cette haine et toutes ces atrocités faisaient du bien, comme une claque remettant les idées en place et nous intimant mine de rien à être intègres ne serait-ce que vis-à-vis de nous-mêmes.
The Hateful Eight est un film qui secoue nos convictions, nos aprioris et nous somme finalement d’évacuer toutes les saloperies qu’il y a en nous. Comme si ce déferlement de violence était une catharsis douloureuse certes, mais non moins salutaire.

Il faut dire que vous avez mis les formes. Je ne parle que du fond depuis le début, mais ce serait presque criminel de ne pas mentionner la flamboyance artistique totale de l’entreprise.
De prime abord, le délire conversationniste autour de la pellicule et du cinéma old-school me semble parfois un peu trop poussé. Oui, la pellicule est un outil formidable, mais à l’aube du numérique et de sa précision redoutable, il faut bien se rendre compte que le changement est là, et qu’il n’a de cesse d’élargir le champ des possibles y compris quand il est question de filmer des contrées lointaines, Inarritù le prouvant en ce moment même avec The Revenant.
Pourtant, la projection de The Hateful Eight à laquelle j’ai assisté en ce jour de sortie avait tout de l’évènement. Une salle pleine à craquer, et un déroulement de soirée à l’ancienne, avec tout d’abord une ouverture musicale de 5 minutes qui mettaient le public doucement dans le film, avant de profiter d’une projection en pellicule 70mm absolument renversante, où la profondeur et la qualité de l’image brillaient de mille feux sans aucun inconvénient de projection. Pas un changement de bobine brusque, pas un seul plan flou, et un son d’une pureté cristalline.
Ajoutez à cela un entracte avec les ouvreurs dans la salle pour vendre le popcorn pour mieux repartir de plus belle, et on avait bel et bien le meilleur de la projection à l’ancienne.
Je sais bien que nous ne serons qu’une poignée de privilégiés à profiter de telles conditions, une seule copie 70mm étant projetée en France, mais cela ajoutait un charme indéniable à cette séance. Et pour ceux qui le verront en numérique, je suis sûr que la splendeur formelle du film ne s’en verra pas chamboulée tant le 70mm offre une ampleur, une douceur et un rendu tellement organique que l’on a l’impression d’être dans ce chalet coincé avec vos 8 salopards.

Ces derniers étant peut être le reflet de nos pulsions les plus inavouables, c’est peut être pour ça que j’ai du mal à sortir de votre film. Comme si les avoir affrontées m’avait fait du bien, quand bien même pour la première fois de votre carrière, je suis sorti de la salle déboussolé, bousculé et un peu perdu mine de rien. Alors ce ne sera pas votre œuvre la plus facile à revoir, c’est certain.
Ca n’est pas la plus fun, elle ne sera pas reprise à tort et à travers par la publicité ou autre, et j’imagine que le grand public effrayé à l’idée de se remettre en question finira sans doute par la rejeter. Pourtant, à l’image du score monumental et effrayant composé par Ennio Morricone, elle prouve combien vous êtes capable de vous réinventer.
Contrairement à ce qu’on attend de vos films, The Hateful Eight n’est plus l’œuvre d’un sale gosse qui amuse la galerie avec génie. C’est celle du même sale gosse qui vient d’arriver à maturité et qui, avec la force démentielle qu’on lui connait, tire là où ça fait mal.

Ainsi, Mr. Tarantino, il ne me reste plus qu’une chose à vous dire.
Chapeau, et du fond du cœur, Merci.

Les Huit Salopards de Quentin Tarantino, en salles le 6 janvier 2016

 

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3 Comments

  • Trackback: CloneWeb » Critique : Creed, l’héritage de Rocky Balboa
  • par thierry
    Posté samedi 9 janvier 2016 10 h 30 min 0Likes

    Monsieur Tarantino: embauchez un bon monteur, ou laissez le votre en paix, faites-lui confiance pour rythmer correctement vos films.
    Tout le monde est à vos pieds, les critiques, mais aussi les Weinstien, et ce n’est pas sain.
    Pour filmer un huit clôt, faut être sacrement brillant, un scénario malin et riche, et une mise en scène imaginative, un peu comme ce film là.. fait il y a quelques année, c’était quoi déjà.. ha oui, Reservoir Dogs.
    J’me rappelle plus du réal, mais il était sacrement doué!
    Pas comme le votre, d’un classicisme somnolent.
    Certes, il y a des scènes délectables et d’autres très bien troussées, mais aucune d’elles n’a imprimée ma mémoire.
    Et puis on filme pas un huit clôt en 70 mm, ça sert a rien, c’est ronflant et prétentieux.
    Bien sur, c’est super beau sur grand écran, personne n’ira dire le contraire, mais ça apporte quoi au film? Pourquoi fallait-il l’utiliser sur ce film là justement?
    (c’est The revenant qui, lui, aurait mérité de l’être, je pense.)
    Une ouverture, plus un entracte…non mais là, vous croyez avoir fait Ben Hur ou quoi ??

    (Petit détail, contrairement à ce que disent certains sur le net, le 70mm a été utilisé plus bien récemment, par Ron howard pour le film Horizon lointains, enfin il me semble, je dis ça…)

  • Trackback: CloneWeb » Oscars 2016 : le Palmarès

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