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Un Dimanche, Une Critique : Suspiria
Après la plaisanterie de dimanche dernier, il était temps de revenir à quelque chose d’un peu plus sérieux. A un genre plus sérieux et à un réalisateur plus sérieux.
C’est pourquoi Arkaron a décidé de consacrer Un Dimanche, Une Critique de ce 8 août à Suspiria, de Dario Argento.
Suspiria – sorti le 18 mai 1977
Réalisé par Dario Argento
Avec Jessica Harper, Joan Bennett, Stefania Casini, Alida Valli
Suzy Banner, une jeune danseuse américaine, se rend en Europe pour rejoindre une prestigieuse école de danse. La nuit de son arrivée, elle croise une autre élève au comportement étrange, et ne peut entrer dans l’école à cause d’un malentendu. Cette même nuit, la mystérieuse élève se fait assassiner…
Janvier, sous la pluie. La nuit tombe tôt à cette époque de l’année. Chez moi, je m’installe sur mon fauteuil et me demande quel film je vais regarder ce soir. Pas quelque chose de difficile à suivre, je ne suis pas d’humeur. Un film d’action, peut-être? Non, j’en ai trop vu ces derniers jours. Des super-héros? Non, je les connais par cœur, pas ce soir. Un film d’horreur alors? Pourquoi pas, après tout.
Souvent, les gens me demandent pourquoi j’aime les films d’horreur. Et souvent, je n’aime pas cette question, parce qu’il y a comme ce dédain, cette condescendance de ceux qui pensent qu’un genre vaut mieux qu’un autre. Que leur répondre? Que j’aime avoir peur? Que j’aime la façon qu’ont ces cinéastes de faire partager leur travail? Que j’aime sentir qu’un film soit vivant, qu’il vienne jusqu’à moi, dans la salle, me chuchoter un mot à l’oreille, puis passer derrière moi et bondir pour mieux que je saisisse l’instant éphémère où lui et moi avons ressenti les mêmes émotions? Que j’aime sentir ce rythme cardiaque, comme toujours en sursis, toujours erratique et continuel à la fois? Que j’aime vivre un film de toutes les façons possibles, et que la peur en fait partie?

Suspiria. C’est vrai, on m’en a souvent parlé. « Le film culte de Dario Argento » disent-ils. Essayons. Je mets le DVD dans le lecteur, et j’éteins la lumière. C’est important. Et c’est là… c’est là que j’entends pour la première fois la musique. Crescendo. Douce, puis puissante. Et le murmure vient s’y greffer, comme une extension, comme un organe vital qui ne se dévoilerait qu’en de rares moments pour mieux sublimer l’instant. Lorsque le générique se termine, je ne suis plus sûr que d’une chose: je ne détournerai pas mon regard de l’écran jusqu’à la dernière seconde.
Transi, j’assiste impuissant à l’invitation du réalisateur à pénétrer dans son monde. Comme unique point de repère, il me donne un personnage inconnu tout aussi étranger que moi à l’univers qui nous tend les bras. Elle marche, d’un pas vif, et au loin les portes de l’aéroport s’ouvrent sur l’extérieur: la musique revient. Les portes automatiques se referment. Silence. Quelqu’un d’autre passe les portes ; la revoilà. Suzy entend-elle la mélodie? Elle sort à son tour, sous la pluie battante, et je ne n’ai d’oreille que pour ce thème hypnotique qui submerge les images. Progressivement, je me rends compte que je n’avais jamais rien vu de tel: des formes, des personnages et des objets manipulés dans un univers de couleurs et de sons orchestrés par une main invisible, qui semble autant se soucier de ses pions que de l’échiquier. Entre couleurs chaudes et agressives, et nuances froides envahissantes, je comprends vite que j’assiste au combat d’êtres solitaires face à une omniprésence que je n’explique pas dans monde malade en mouvement constant.
Soudain, mon regard m’est renvoyé: des yeux apparaissent dans l’obscurité et me fixent alors que je ne contrôle pas ma façon de regarder. Dès lors, les disjonctions se multiplient: dans le dortoir, je ne distingue plus les points d’écoute, je ne sais plus qui entend quoi ni même ce que j’entends exactement. Au cœur de la ville et de la nuit, je suis déstabilisé: les points de vue évoluent sans cesse tandis que je regarde un homme aveugle devenir victime d’une force invisible. J’ai vu quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Suzy et ses amies, elles, entendent quelque chose que je ne comprends pas. Mes sens me trahissent ; je ne suis plus maître de mes émotions. Sous la coupe d’un vert glacial et meurtrier qui fait ressortir mon malaise, je deviens l’objet, le jouet qui pense s’enfuir en s’enfonçant plus profondément dans les couloirs fantasmagoriques d’un univers aux règles inédites et insaisissables. Je suis Suzy, je suis Sara, et Daniel. Je suis une ombre prise au piège dans un corps de sensations visuelles et auditives qui me traquent et m’encerclent. La lumière attire, englobe, met en valeur et dissimule. Elle se fait de plus en plus vivante, de plus en plus menaçante à l’intérieur du récit, et j’ai l’impression de devenir les yeux de l’héroïne en échange de son ouïe. Oui. Oui. J’ai compris. Je dois accompagner Suzy, je dois trouver les sorcières, je dois voir les lumières changeantes et les ombres animées, je dois entendre les pas réguliers et les cris déchirés, je dois sentir le sang chaud et la chair effrayée, je dois ressentir la douleur de la lame et la magie du lieu.
À la lueur du feu, j’émerge et je respire de nouveau. La musique disparaît, mais maintenant je sais. Je sais que ceux qui me demandent avec dédain pourquoi j’aime les films d’horreur ne comprendront jamais tant qu’ils n’auront pas senti leurs sens s’embraser avec ceux des personnages, je sais qu’ils ne comprendront pas tant qu’ils n’auront pas immerger leurs émotions dans la matrice sensorielle enivrante que devient le cinéma dans ses moments de fulgurances indicibles. Je sais qu’ils ne comprendront pas, tant qu’ils n’auront pas vécu Suspiria.
-Arkaron