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Un Dimanche, Une Critique : Les 5000 Doigts du Dr. T

Le Dr. Seuss, de son vrai nom Theodor Seuss Geisel, est un auteur américain ultra-connu là-bas et qui publia une soixantaine de bouquins pour enfants.

Certains ont déjà été adapté au cinéma dont Le Grinch avec Jim Carrey ou encore Horton l’éléphant et plus récemment Le Lorax en film d’animation. Nous allons nous intéresser aujourd’hui à un film datant de 1953 auquel l’auteur a contribué de son vivant.

Un Dimanche Une Critique est consacré aux 5000 Doigts du Docteur T, disponible en DVD depuis le 4 décembre 2013.

 

 

Les 5000 doigts du Dr. T (The 5000 Fingers of Dr. T) – sorti en juillet 1953 (USA)
Réalisé par Roy Rowland
Avec Tommy Rettig, Mary Healy, Hans Conried, Peter Lind Hayes
Depuis que son père est décédé, le jeune Bart fait tout son possible pour satisfaire la volonté de sa mère, qui le rêve grand pianiste. Forcé de jouer à chaque instant par un professeur tyrannique, le docteur Terwilliker, Bart s’engouffre dans un cauchemar l’enfermant dans une école de musique étouffante et fantasmagorique de laquelle il va devoir s’échapper à l’aide de monsieur Zabladowski, un plombier au bon cœur quoiqu’un peu apathique…

 

Au début des années 1950, le Dr. Seuss, célèbre écrivain pour enfants fait star en Amérique du Nord, parvient enfin, après des années d’attente, à collaborer avec Hollywood sur l’intégralité d’un film, de l’écriture du scénario à la production, en passant par le tournage. De l’autre côté du bureau, Stanley Kramer, producteur indépendant fort de ses succès (Le train sifflera trois fois), est embauché par Columbia Pictures pour produire un minimum de quatre films par an. Le projet rêvé du Dr. Seuss se transforme alors en cauchemar : délais de production à répétition, réécritures non sollicitées, problèmes logistiques sur le plateau, changement d’acteurs, etc. Coûtant au final 2,75 millions de dollars (contre les 1 million généralement accordés à Kramer pour un film à l’époque), Les 5000 doigts du Dr. T est un échec total, faisant fuir ses premiers spectateurs après un quart d’heure de péripéties et récoltant de piètres avis.

Le film, pourtant, se révèle être aujourd’hui bien plus qu’une production pour enfants chaotique : film familial éloquent pour son époque et présentant un univers ambigu, ou expérimentation esthétique et cinématographique audacieuse à défaut d’être totalement réussie, ces 5000 doigts recèlent plus d’idées que la plupart de ses rivaux.

Le cinéma américain des années 50 est marqué par la continuation d’une production de comédies musicales toujours plus élaborées, repoussant les limites du genre de manière récurrente grâce à des œuvres telles qu’Un Américain à Paris, Chantons sous la pluie ou encore Tous en scène. Ces films sont non seulement rentables, mais aussi adulés, reconnus pour leurs qualités de fabrication et restent, soixante ans plus tard, des références incontournable d’Hollywood. Dans le même temps, la course à l’espace entamée sur la carte géopolitique mondiale favorise une explosion du genre science-fictif sur les écrans : les années 50 resteront à jamais la décennie de la révélation du pouvoir des soucoupes volantes, des monstres inconcevables ou des voyages périlleux sur le public américain.

Et les 5000 doigts du Dr. T, c’est un peu tout ça à la fois, du moins sur le papier : une folle tentative de concilier la tradition musicale hollywoodienne aux lubies science-fictives teintées d’anticommunisme d’alors. En d’autres termes, un film de science-fiction musical pour toute la famille, représentant d’un genre hybride pour ainsi dire inexistant en dehors d’une poignée de curieuses exceptions. Parmi elles, la super production Just Imagine, réalisée en 1930 par David Butler (et sa suite de 1933, It’s Great to be Alive, désormais introuvable), qui partage avec Les 5000 doigts une affinité pour les décors surnaturels, voire surréalistes.

En effet, l’univers carcéral imaginé par le jeune Bart est fait de formes impossibles, élançant leurs pointes dans les airs au gré d’ondulations interminables. Les obliques sont nombreuses, contrastant avec la verticalité des plans pour mieux rappeler un héritage expressionniste auquel on ne s’attendait pas ici. Nul doute que si la période expressionniste avait connu les couleurs, la palette chromatique adoptée par le décorum de la prison de Terwilliker en serait un héritier direct, l’environnement parfait pour permettre l’expression des sentiments enfouis de l’être qui lutte contre un monde oppressant.

Sans surprise donc, c’est exactement ce dont il est question dans Les 5000 doigts du Dr. T : le combat intérieur d’un enfant ayant perdu son père, qui souhaite plus que tout au monde retrouver la présence d’une figure paternelle. Le poids de son absence est illustré par le désir de Bart à jouer au baseball plutôt qu’à entraîner son doigté de futur pianiste chaque jour de la semaine. Lorsqu’il cauchemarde, inventant cette prison de l’esprit, il imagine un institut castrateur mené à la baguette par un musicien illuminé, aux ambitions grandiloquentes et à l’influence néfaste.

C’est donc de la crise de la cellule familiale américaine dont il s’agit ; de l’importance de la figure du père, théoriquement plus enclin à favoriser les activités physiques et pratiques plutôt que les arts, sans applications utiles et potentiellement dangereux dans leur pouvoir de diversion. L’histoire insiste sur l’impossibilité pour l’enfant à résoudre la situation sans l’intervention de son père de substitution, qu’il rallie non sans mal à sa cause : la cohésion de la famille, institution américaine primordiale, assure ainsi la protection de la culture contre les systèmes tyranniques voulant imposer un ordre artificiel insidieux.

Dans sa radicalité naïve, le scenario étire son contexte sociopolitique jusque dans son traitement graphique : le père salvateur arbore les vêtements de l’ouvrier, qui se retournera contre l’établissement totalitariste au profit de la liberté prônée par le jeune garçon issu de la classe moyenne américaine. Tous les deux, ils construisent même l’arme qui les délivrera de l’emprise du docteur musicien, dont l’empire s’écroulera sous la force du champignon nucléaire.

Comment donc résumer Les 5000 doigts du Dr. T ? On peut vous dire qu’ils sont faits de formes et de couleurs extravagantes, elles-mêmes habitées de pièces musicales bon enfant qui camouflent une synthèse quasi-exhaustive des névroses américaines des jeunes années de la guerre froide et que, en plus de faux raccords en pagaille et de situations facilement retournables en sous-entendus (homo)érotiques, on apprécie l’hystérie d’un film qui s’impose a posteriori comme un divertissement à la fois drôle et révélateur de son contexte de production, mais aussi et surtout comme possédant une identité unique au sein de l’industrie hollywoodienne.

Le film est sorti en DVD ce 4 décembre chez Wild Side ; l’occasion de se prendre un petit concentré sous acide des années 1950 aux États-Unis ?

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