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Un Dimanche, Une Critique : Le Voyeur
Nous nous croisons régulièrement, notamment à Neuchâtel lors du NIFFF, et nous avons envie de le faire un peu plus : nous allons collaborer d’avantage dans les prochaines semaines avec nos camarades suisses du Daily Movies, site Internet et mensuel papier consacré au cinéma et tiré à 30 000 exemplaires.
A ce titre, le papier que vous allez lire a été initialement publié dans leurs pages et Jean-Victor en avait brièvement parlé lors de l’Etrange Festival 2012.
Nous accueillons donc Loïc pour nous parler ce dimanche de Peeping Tom, ou en français Le Voyeur, sorti en 1960.
L’accueil de « Peeping Tom » lors de sa sortie nationale en Angleterre fut unanime: « La seule manière satisfaisante de disposer de « Peeping Tom » serait de le ramasser à la pelle et de le noyer rapidement dans les égouts les plus proches. Même là, la puanteur demeurerait ». Ainsi déclarait The Tribune en avril 1960, à l’unisson avec les autres critiques. Mais alors, me direz-vous, pourquoi faudrait-il avoir vu « Peeping Tom » (« Le Voyeur », en français)? Tout simplement parce qu’il s’agit d’une fascinante oeuvre en avance sur son temps, réalisée par l’un des meilleurs réalisateurs britanniques.
Né en 1905, Michael Powell tourne ses premiers films dans les années 30. Puis il fait la connaissance d’Emeric Pressurger, un émigré hongrois qui va devenir son acolyte pendant près de deux décennies. De cette union cinématographique naissent de nombreuses œuvres majeures, qui auront une énorme influence (il n’y a qu’à voir « Black Swan » pour s’en rendre compte). Parmi ces films, l’on peut noter « 49th Parallel » (1941), « The Life and Death of Colonel Blimp » (1943), « A Matter of Life and Death » (1946), « Black Narcissus » (1947) et « The Red Shoes » (1948). A la fin des années 50, Powell et Pressubger mettent un terme à The Archers, leur boîte de production, ainsi qu’à leur collaboration; chacun poursuit désormais sa propre voie. Powell suivra celle de « Peeping Tom », long-métrage décrié qui détruira sa carrière. Pourtant, avec un autre film sorti la même année, « Peeping Tom » allait changer à jamais la perception du cinéma.
1960. Les mœurs sont différentes, on ne se situe pas encore dans la fascination morbide des tueurs en série. Quelques mois après la sortie de « Peeping Tom », une autre bombe signée Alfred Hitchcock frappe le paysage cinématographique: « Psycho ». Ensemble, ces deux films refaçonnent l’imagerie du film d’horreur, y apportant psychanalyse et meurtriers empathiques. Renforcés par leur tension et leur violence, « Peeping Tom » et « Psycho » ont tout pour choquer et étayer un malaise constant, ce qui n’est pas forcément au goût de tout le monde. Mais Powell va encore plus loin. Bien avant Michael Haneke et ses « Funny Games », le Britannique mettait en images l’introspection spectatorielle dans des situations de meurtre, interrogeant violemment la situation passive du spectateur-voyeur.
Le voyeur du film, c’est Mark Lewis – incarné par Carl Boehm, l’empereur François-Joseph dans « Sissi », aux côtés de Romy Schneider. Mark est un jeune homme timide, qui travaille comme assistant sur des plateaux de tournage. Il se fait un peu d’argent de poche en prenant des photos pornographiques. Il aime observer les femmes dans la rue, guigner sur sa voisine à travers les rideaux. Mais son plus grand plaisir, c’est de filmer des femmes avec sa caméra 16mm, avant de les poignarder avec une lame cachée dans son trépied… On comprend le malaise des spectateurs à la sortie du film. Les critiques lynchent Powell, et « Peeping Tom » est exploité comme un vulgaire film pornographique, interdit aux moins de 18 ans. Il faudra l’appui de la presse française, puis américaine, mais aussi de réalisateurs (Martin Scorsese, Bertrand Tavernier), pour que le film soit réhabilité.
Ce qui frappe en regardant « Peeping Tom », c’est sa troublante modernité. Loin d’être un simple film d’exploitation, il nous met face à une dérangeante mise en abyme du régime spectatorielle. Sans jamais porter de jugement sur son sujet, Powell livre une vision passive du tueur, pour qui le metteur en scène – et, par jeu de points de vue, le spectateur aussi – semble éprouver une douloureuse empathie. Mark ne peut vivre qu’à travers sa caméra, n’assouvit ses pulsions sexuelles qu’au moment de l’assassinat, lorsqu’il dresse son trépied vers la victime avant de la pénétrer avec sa lame. Powell joue des imageries métaphoriques, ne cessant d’interroger le regard, son regard, au point de perturber. Lui qui affirmait »I am cinema », il se filme dans « Peeping Tom », avec son fils, s’identifiant comme la raison de la psychose de Mark. Troublant.
Au-delà de ses éléments sulfureux et psychanalysants, « Peeping Tom » affiche aussi une maitrise technique et formelle, qui adhère avec perfection aux propos du film. Entre ses jeux de photographie (fabuleux Eastmancolor) et ses plans en caméra subjective, Powell utilise tout ce qu’il a pour livrer une œuvre unique. Au point de marquer à jamais les esprits, et de ruiner sa carrière… Encore aujourd’hui, « Peeping Tom » choque. Non par ses excès graphiques, mais par son travail réflexif et troublant sur l’essence du 7ème art. Les pôles s’inversent; sujet et objet se confondent, voyeur et spectateur s’imbriquent. Si Mark filme la peur et la mort de ses victimes, Powell, lui, filme la vie. Létale, intimidante, transcendante. Et le cinéma, c’est tout ça à la fois.
– Loïc Valceschini
Critique initialement parue dans le Daily Movies
Le Voyeur (1960)
Réalisé par Michael Powell
Avec Karlheinz Böhm, Moira Shearer, Anna Massey
Mark Lewis est un jeune homme mystérieux, perturbé par une enfance difficile avec un père scientifique qui traquait ses moindres angoisses. Il est aujourd’hui caméraman et, une fois la nuit tombée, traque des jeunes femmes afin de capturer l’expresion de la peur sur le visage alors qu’il s’apprête à les tuer.
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