2617Vues 1commentaire
Un Dimanche, Une Critique : La Cité des Enfants Perdus
Si vous avez raté les premiers épisodes, sachez que depuis quelques dimanches nous parlons exclusivement de films évoquant à la fois l’Aventure avec une majuscule et le steampunk. On a commencé avec un film asiatique, K20, puis enchainé avec un chef d’oeuvre méconnu (Captain Sky et le Monde de Demain) et un blockbuster de Guillermo del Toro (Hellboy 2).
S’il fallait ajouter quelque chose de français à cette sélection, il fallait se tourner inévitablement vers le duo Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro.
C’est pourquoi cet avant-dernier numéro de Un Dimanche, Une Critique spécial Aventure Steampunk est consacré à la Cité des Enfants Perdus.
La Cité des Enfants Perdus – sorti le 17 mai 1995
Réalisé par Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro
Avec Ron Perlman, Judith Vittet, Daniel Emilfork
Krank est un savant fou qui vole les rêves des enfants pour survivre. Afin de lui livrer son lot d’enfants régulier, la secte des Cyclopes fait des rasias fréquentes dans la ville. Un jour, le petit frère adoptif de One, un brave homme à la carrure démesurée, est capturé. Il se met alors à sa recherche et va vite s’allier à Miette, une jeune orpheline, pour pénétrer la forteresse du terrible docteur…
La plupart des contes pour enfants possèdent deux caractéristiques qui aident à les définir comme tels : ils présentent un univers relativement limité dans l’espace et dans le temps, mais tout à fait illimité dans ses possibilités. Au-delà de ce trait commun, La Cité des Enfants Perdus a su s’émanciper des œuvres-mères dont il se réclame pour s’aventurer dans des contrées connues de peu d’hommes ou de femmes, et d’encore moins d’enfants.
En 1995, le deuxième film du duo Jeunet-Caro, qui avait déjà frappé un grand coup avec Delicatessen quatre ans auparavant, offre au public des singularités tout à fait remarquables.
La première, c’est d’exposer toutes les richesses du média cinématographique en donnant une importance particulière aux images. Grâce à un décor immense à échelle réelle (le plus grand jamais fait en France à l’époque), qui leur permettait un contrôle total sur la mise en scène et l’éclairage, les réalisateurs, appuyés par Darius Khondji (Se7en) à la photographie, ont réussi à donner une identité visuelle exceptionnelle à leur film. Avec une ambiance crépusculaire morose à la limite du lugubre, cette cité hors du temps, hors de l’espace, sert de terrain de jeu à ses créateurs débordant d’imagination. C’est donc logiquement le seul endroit au monde où vous pouvez voir une ville faite de tubes de cuivre et d’étain, de briques sales à la couleur indifférente, de mines aquatiques aux allures de Morgensterns, et de machineries rétrofuturistes dignes des plus grandes œuvres de steampunk.
Dans cet univers à la polychromie blafarde, les personnages se doivent d’évoluer au gré des obstacles du conte de fée. Conte de fée aux polarités par ailleurs inversées à plusieurs niveaux : l’exposition de la ville laisse clairement voir (et non pas entendre) que la magie a presque totalement disparu, et que les êtres de ce monde errent et survivent dans un cauchemar interminable. Deux personnages pourtant, se révèlent des exceptions à la nouvelle règle. One, gentil colosse sympathique, offre une attraction (visiblement la seule en dehors de l’alcool et du sexe) à ses voisins dans un spectacle de rue où il s’évertue à briser des chaînes. Miette, quant à elle, est une enfant trop mature pour n’avoir que neuf ans, habillée d’une robe rouge, et qui se fait guide de son nouvel ami. C’est ainsi que le petit chaperon rouge devient volontariste face à un loup pacifié et pacifiste. Ensemble, ils vont se rendre chez mère-grand, dans le repaire du sinistre Krank, le voleur de rêves. Ce fascinant Krank (« malade » en allemand) est présenté dans l’introduction du film comme narrateur principal (le focus étant mis sur lui dès la première scène dans la réalité), un narrateur mourant parce qu’il ne peut pas rêver ! Le conteur d’histoire est alors celui qui n’en a jamais vécu. Son statut de narrateur sera plusieurs fois rappelé, par exemple lorsqu’il fait écho à la première scène dans une terrifiante tentative de se déguiser en père Noël, ou lorsqu’il évoque les fables du loup-garou à un diner pour le moins particulier. Ce même statut sera surtout constamment mis en question, notamment dans une scène où l’un de ses clones de frères, se voit obligé de lui conter des histoires à dormir debout pour le satisfaire.
Si La Cité des Enfants Perdus est un conte pour adultes désabusé, il raconte tout de même l’histoire d’une émergence, d’un mouvement ascendant rempli d’espoir. En effet, la première scène, cauchemar en direct d’un pauvre enfant, est constituée d’une majorité de plans en plongée où le(s) père(s) Noël effectue(nt) un mouvement vers le bas. Le sentiment de précarité de l’enfant est de plus exprimé par l’utilisation alors rare de la technique du warping, qui consiste à déformer l’image en courbant les lignes. Cette introduction fait écho à la dernière scène, toujours en plongée mais cette fois filmée de façon stable, avec un mouvement vers le haut des rameurs qui fuient vers l’horizon, laissant derrière eux le cauchemar ; et même si leur petite ville sans pareille semble renfermée sur elle-même, leurs possibilités n’en sont pas moins sans borne.
Ce chemin semé d’embuche est défini par des obstacles tous plus inattendus les uns que les autres, tant dans les situations parfois farfelues (la secte des Cyclopes), que dans le traitement des personnages. Pensée comme l’histoire de la déconstruction et de la reformation de la cellule familiale, l’intrigue s’ouvre sur la présentation d’une famille bien trop dégénérée pour survivre (Krank et sa clique), et sur la destruction d’une autre (voir les rôles de Ticky Holgado et du petit Joseph Lucien). Des âmes isolées, parfois malgré les apparences, vont alors doucement tisser leurs toiles pour se rejoindre. On retiendra à cet égard l’intelligence du scénario, qui créé une ambiguïté dans la relation entre One (synonyme d’unité) et Miette (synonyme de partition), cette dernière oscillant entre son rôle de petite sœur et son rôle fantasmé d’amante, pour le meilleur – la séduction, la complicité – ou pour le pire – les disputes, les réprimandes.
Immense hymne aux mauvais rêves que tout le monde a pu avoir dans son enfance, fresque de l’onirisme terni par la vie qui n’est pas qu’une belle histoire, et puissante salve d’imagination créatrice, La Cité des Enfants Perdus offre un des voyages cinématographiques les plus inoubliables qui soient. Dans l’univers dangereux et merveilleux du fantastique et du (rétro)futurisme, prisme de création à l’infinie malléabilité, ce conte est le plus oppressé, le plus oppressant, et le plus libérateur peut-être. Le conte transitoire idéal pour laisser place à l’épopée de l’âge adulte, et pour faire suite à l’évasion de l’enfance. La suite logique d’une évasion telle que Steamboy.
-Arkaron
1 commentaire
par boitolette
sorti le 17 mai 1995 ! et non 55.