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Si tu voyais son coeur, Rencontre avec Joan Chemla
Vous parler d’un film qu’on a aimé, c’est bien. Prolonger l’expérience en échangeant avec sa réalisatrice, c’est encore mieux.
Alors, pour mieux cerner Si Tu Voyais Son Coeur, premier long métrage de Joan Chemla avec Gael Garcia Bernal, Marine Vacth et Nahuel Pérez Biscayart, nous sommes allés à la rencontre de la réalisatrice pour une demi-heure en tête à tête, quelque part près de la place de la Bastille…
Daniel et Costel sont très amis. Au mariage du second, ils sont collés l’un à l’autre et c’est ensemble qu’ils s’amusent. Si d’ores et déjà nous relevons le caractère mélancolique de Daniel, il est vite balayé par la joie de vivre de Costel. Tous deux sont des sortes de voyous, de bandits. Ils vivent de magouilles en tous genres. Avec le sourire et les grands yeux bleus, ici un peu enfantins, innocents de Costel, (interprété par Nahuel Perez Biscayart.) L’ami meurt, accidentellement, et Daniel (joué par Gael Garcia Bernal) rongé par la culpabilité se meurt lentement en échouant dans un hôtel sordide, ceux des exilés, ceux des sans-vies.
Dans ce film aux plans quasi-oniriques, les rares moments de liesse, et encore c’est un bien grand mot, écrivons de petite joie, sont vite éclipsés par la violence de la réalité. Le film a des sursauts de violence, de la vraie, de la pure. Lorsqu’elle est physique, le regard se détourne et lorsqu’elle est psychique ce sont nos cœurs qui se détournent. Simplement un instant, car aussi sensible soit le spectateur, il y réside une telle esthétique, une telle beauté, que la violence a ce quelque chose d’irréel qui la rend captivante.
Ce film est inspiré d’un court roman Mon Ange de Guillermo Gonzales : « c’est une histoire d’amour très singulière mais une histoire d’amour quand même. » Pour ses court-métrages aussi, Joan Chemla se laisse guider par son amour de différentes nouvelles, une de Charles Bukowski, une autre d’Alphonse Daudet. « La littérature c’est important pour moi, je m’en sers comme tremplin d’inspiration. J’ai une vraie passion pour le travail d’adaptation, qui est tout aussi exigeant que l’écriture d’un scénario original. J’adore m’inspirer d’une histoire existante et voir comment l’univers de quelqu’un coexiste avec le mien. »
La scène d’ouverture est majestueuse, grande, belle, si belle, qu’elle prend beaucoup de place, a besoin de s’exprimer, elle n’était pas prévue ici, pas au tout début, mais finalement, s’y est imposée – et n’est-ce pas le secret des grandes scènes ? Une scène de mariage, emplie de liesse, mais si mélancolique aussi, elle est celle, vivante, qui nous comble de complicité et de festivités, avant de plonger avec le personnage de Daniel dans la noirceur et l’horreur. Cette scène est témoin de cette phrase, dite par Costel à propos de son ami Daniel « si tu voyais son cœur. » Titre parfait à bien des égards, et qui lui aussi, s’est imposé : « quand je cherchais un titre pour le film ce n’était pas évident » et puis, Joan Chemla se rend compte que « c’est une phrase qui s’applique à tous les personnages du film, chercher leur cœur, à tous, c’est ma démarche. » On aime les deux personnages qui sont des voyous, on s’attache à tous, aussi sombres soient-ils. « Je m’interroge toujours sur la place un peu dark, maléfique, que l’on a tous en nous. C’est un sujet qui me passionne. Je ne voulais pas avoir un regard angélique sur mes personnages, ni un regard moral, j’essaie d’être comme un psy, d’avoir une écoute neutre et bienveillante et de laisser mes personnages libres de leurs actes. » Ce qui est une fois de plus déroutant tout en étant agréable – et ne serait-ce pas ici le moment d’écrire à quel point ce film est fascinant – c’est que nous nous interrogeons nous aussi sur notre propre pensée, finalement, tristement, assez binaire, manichéenne. Nous nous attachons follement aux personnages, et lors de mauvais coups, on espère : qu’il ne leur arrive rien, qu’ils s’en sortent, même lorsqu’il commet l’irréparable, le plus violent des actes, on continue d’aimer Daniel. On se surprend à ne pas voir le frère de Costel comme un simple mauvais garçon agaçant, on comprend sa peine, son chagrin et sa probable jalousie. On devine l’histoire de chacun, on imagine, on y pense pendant le film, et puis après, longtemps après, telle l’âme de Costel qui plane durant toute l’histoire, Si tu voyais son cœur reste avec nous, il marque. Le montage, paradoxalement si doux, assorti à la musique, donne à l’ensemble un côté planant, onirique. Si loin de la réalité que l’on a peine à croire que ces plans furent tournés dans la ville de Marseille. « J’y ai passé une heure, une fois, dans ma vie et j’ai crée une ville imaginaire dans ma tête, puis j’ai cherché à plier la ville à ma perception et non l’inverse. » Un intense repérage pour un film toujours dans le contrôle, très maîtrisé – ce qui lui va si bien. Le personnage de Francine, jouée par Marine Vacth représente l’espérance. Elle apparaît, au milieu du film. Et sans trop en dire, sans risque de gâcher la surprise, elle est si belle dans cet infâme hôtel, si fragile mais si déterminée, si maternelle pour Daniel, qu’elle agit tout aussi bien comme une menace, qu’une trêve, mais surtout qu’un rêve. Irréelle, Francine ? – dont d’ailleurs, est le seul nom gardé du livre au film – « C’est une interprétation possible. Moi-même je ne saurai pas trancher, alors que c’est moi qui l’ai écrit. Pour moi, les frontières entre rêve et réalité sont constamment poreuses. Alors, je n’ai pas voulu savoir, j’aurais pu trancher mais je ne l’ai pas fait. En tant que spectatrice, j’aime quand on me laisse la place de projeter des choses, c’est comme ça que je rentre et flotte dans un univers. »
Avant même d’avoir écrit une ligne du scénario, Joan Chemla s’est demandée « qui pour incarner Daniel dans cette histoire radicale et sans compromis ? Qui les gens peuvent-ils suivre dans cet univers si noir ? » et la seule et unique idée qui lui vient à l’esprit c’est Gael Garcia Bernal. « Il n’y a que Gael. » Il fallait, au milieu de toute cette violence « un visage solaire, lumineux » celui de Gael. « J’ai écrit ligne par ligne tout le scénario en pensant à lui et n’ai jamais pensé à aucun autre. » A noter l’intuition incroyable de la jeune réalisatrice. L’intense Marine Vacth est castée il y a des années, pour l’un de ses courts. C’était avant Jeune et Jolie de François Ozon, avant Cannes, avant les succès. Toutes les deux ont eu un de ses coups de foudre uniques qui unissent les metteurs en scènes et leurs acteurs, amies, Joan Chemla lui parle de son projet et « elle m’a donnée un oui inconditionnel avant même que j’ai écrit une seule ligne du scénario. » Nahuel Perez Biscayart est chez nous autres, Français, notre révélation de l’année 2017. Joan Chemla le rencontre il y a quatre ans, de suite, elle détecte chez lui « une palette de jeu très vaste » et se dit que « pour jouer un personnage aussi simple et naïf que celui de Costal il faut quelqu’un d’intelligent, avec une profondeur d’âme » qui d’autre que le jeune Argentin ? Le film a été tourné avant 120 Battements par minute, avant Au revoir là-haut. L’intuition quasi-divine. Quelle affiche, pour un premier film. Qui fait se rencontrer, certes trois grands talents déjà appréciés du public français, mais également un nombre incalculable d’acteurs non-professionnels, tous les gitans, le grand frère de Costal, et c’est absolument dingue d’apprendre après avoir vu le film que cet homme n’est pas un comédien professionnel – que c’est génial d’avoir donné cette chance, pris ce parti. « Ce mariage entre acteurs stars et non-professionnels était nécessaire pour le sujet que j’aborde, afin que mes acteurs se nourrissent de la réalité. L’échange était hyper productif. Ces acteurs non-pro, sur cinq prises, ils donnent la même intensité, extrême, et cela oblige Gael à sortir de sa zone de confort, à réajuster ses repères, à être à l’écoute. De son coté, il leur transmet toute sa grande technique. »
Joan Chemla est une ancienne journaliste spécialisée en finance et économie, « j’ai commencé par ça, j’avais à peu près 23-24 ans quand avec mes petites économies, j’ai produit mon premier court. » Cinéphile depuis l’enfance – sa maman lui louait des tonnes de VHS, à 12 ans, est déjà fan des films d’Hitchcock -, c’est la découverte de l’œuvre de Stanley Kubrick qui la transforme, la conditionne, lui donne véritablement envie de faire de la mise en scène. Et c’est vrai qu’à l’évocation de son nom, les yeux pétillent, elle ajoute, passionnée « je suis une fan inconditionnelle. » Alors, il fut une influence directe pour ce film ? « C’est une influence qui est avec moi, en permanence. » Radicale, sans détour, sincère, à l’image de son film. Question influences, pour Si tu voyais son cœur, c’est plutôt au cinéma asiatique et italien auquel elle pense.
Deux ans et demi enfermée, à travailler uniquement sur son scénario, à vivre avec ses personnages, et ce dans la pénombre, seule. « On a le temps de douter et de vouloir jeter cent fois le scénario », heureusement, il n’en est rien et le film est en salles ce mercredi 10 janvier 2018. Et maintenant, que fait-on après avoir vécu aussi intensément avec son film ? Alors maintenant, tout en découvrant à nouveau les plaisirs de la vie « normale », ouvrir ses volets, sortir avec ses amis, Joan Chemla se « nourrit » de littérature, à la recherche du prochain coup de cœur.
Si Tu Voyais Son Coeur, de Joan Chemla – En salles le 10 janvier 2018
Remerciements chaleureux à Monica Donati
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