Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

SF Allemande #2 : Divertissement et prosélytisme nazi

Dimanche dernier, nous vous proposions la première partie d’un gros dossier consacré au cinéma de science-fiction allemand.

Le premier chapitre évoquait les débuts du cinéma de genre de l’autre coté du Rhin. Nous avons donc naturellement dans le temps aujourd’hui pour parler de la production de films pendant les années du régime hitlérien. En effet, et contrairement aux idées reçues, la production cinématographique ne s’est pas forcément arrêtée avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, le Chancelier voyant notamment dans le cinéma un moyen de propagande et de divertissement des masses.

Retour, donc, sur quelques films qui ont marqué l’Allemagne à l’aube de la Seconde Guerre Mondiale.

 

LE CINEMA DE SCIENCE-FICTION ALLEMAND

2 – Rêves de puissance et d’évasion sous le régime nazi

Nommé chancelier en mars 1933, Adolf Hitler n’attend que quelques semaines avant de remodeler fondamentalement l’architecture politique allemande. Parmi les nombreux changements induits, l’élimination systématique de ses opposants potentiels et un système administratif basé sur la redondance des départements permettent d’assurer au dictateur un contrôle extrêmement resserré sur toutes les facettes de la société.

Le 28 mars 1933, Joseph Goebbels, nommé ministre de la culture et de la propagande par Hitler, adresse un discours aux représentants de l’industrie cinématographique allemande. Lors de celui-ci, il exprime plusieurs points de manière limpide : les artisans et techniciens juifs ou en opposition au régime ne seront plus les bienvenus, et le nouveau système de contrôle de la production filmique du pays aura comme objectif de produire des films principalement divertissants. En effet, selon lui, la propagande rencontre ses limites sur les écrans de cinéma, et une dose savamment pensée est préférable à une marée envahissante. Pour illustrer sa position, il concède que le cinéma a offert, à lui et à Hitler, des soirées relaxantes et salvatrices au terme de journées épuisantes, et qu’ils se souviennent avec gratitude du pouvoir des films.

Pour mieux gérer la production filmique du pays, Goebbels étatise la société Ufa-Film, qui finira par superviser la production cinématographique de tous les pays annexés par l’Allemagne nazie. Un total d’environ un millier de films inédits produits sous le régime hitlérien a été recensé. Pour autant, il convient de se demander jusqu’à quel point la censure nazie était efficace au niveau global. Preuve en est, malgré des étapes innombrables de vérifications lors de la pré-production et de la production de films, certaines œuvres furent bannies après leur finalisation, obligeant ainsi le système mis en place à concéder que son œil scrutateur n’était pas doué d’une ubiquité absolue.

Fait étonnant mais important, la fréquentation des cinémas est quintuplée entre 1933 (environ 245 millions de tickets vendus dans l’année) et 1943 (plus d’un milliard de tickets vendus), ce qui amène à penser que les films produits sous le régime nazi étaient généralement populaires et bien plus proches du divertissement que de la propagande écrasante. Cela ne signifie pas qu’aucun film de propagande n’existait, bien au contraire : l’histoire du cinéma européen a été marquée de manière indélébile par les documentaires de la réalisatrice Leni Riefenstahl, dont les travaux furent commandés par Hitler lui-même, et qui ont participé de la propagation de l’idéologie nazie à travers le pays. Les différentes méthodes de manipulation de la chronologie et de la topographie employées ont permis de fictionnaliser le documentaire pour le transformer en objet de propagande redoutable.

Dans la fiction pure cependant, l’accent était mis sur l’évasion, sur le refuge dans un monde moins dur que la réalité des allemands de l’époque, pour qui la guerre était synonyme de difficultés quotidiennes. L’un des films restés les plus populaires à ce jour est la comédie Die Feuerzangenbowle (Ce diable de garçon ; 1944) de Helmut Weiss, dans laquelle un écrivain n’ayant jamais connu l’école retourne au lycée sous l’encouragement de ses amis.

Les différents ouvrages consacrés au cinéma nazi ont tous un trait en commun : aucun ne s’intéresse à la production cinématographique au travers du prisme des œuvres de science-fiction. Cela est sans doute dû au fait que de tels films sont extrêmement peu nombreux (six ont été identifiés), sont parmi les moins connus, et ne forment pas de mouvement artistique immédiatement identifiable.

La science-fiction littéraire nazie se présentait elle-même sous la forme d’un hybride entre l’ultra-technique populaire des dernières années de la république de Weimar (Gail, Valier, etc.) et la mythologie fantastique à tendance scandinave ou grecque, revendiquée par le parti nazi. Ainsi, de nombreuses œuvres, majoritairement une continuation des pulps allemands, alliaient mythe atlantéen et race aryenne supérieure (Die Singschwäne aus Thule, Edmund Kiss, 1939) ou exploraient la Terre creuse (Sun-Koh, der Erbe von Atlantis, Lok Myler, 1933-39 ; Jan Mayen, Lok Myler, 1935-39). La plupart d’entre elles considéraient par ailleurs la science et la technologie comme un moyen de contrôler autrui, et comme un privilège exclusivement réservé à une élite raciale et politique qui saurait prétendument l’utiliser à bon escient, tandis que sa popularisation était perçue comme un danger, une perte d’efficience.

Le premier film d’anticipation à sortir sous le régime nazi est Der Tunnel, réalisé en deux versions (allemand/français) par Kurt Bernhardt, et montré pour la première fois en octobre 1933. Basé sur le roman éponyme publié en 1913, le film (mené par Jean Gabin dans la version française) présente un monde capitaliste enclin à investir de manière importante dans un projet de construction transatlantique colossal. Bien que la politique soit absente de l’histoire, les forces économiques et sociales sur lesquelles dépend le chantier sont placées au centre de l’intrigue. Ainsi, les investisseurs sont dépeints comme d’avides hommes d’affaires possédant le pouvoir de changer le cours de l’histoire et l’économie mondiale. A contrario, les milliers d’ouvriers impliqués manifestent très vite leur mécontentement dû à leurs conditions de travail dangereuses, faisant presque écho à la révolution de Metropolis. Rapidement, pourtant, les insurgés sont fédérés par le protagoniste ingénieur, qui sacrifiera son mariage et son bonheur au nom d’une avancée technologique censée profiter au plus grand nombre. La peur de la crise économique et la volonté d’embrasser le futur sont les deux axes majeurs du film, probablement en réponse à la crise mondiale empêchant la croissance et ayant en partie favorisé l’ascension du parti national-socialiste allemand.

La même année, le très prolifique Harry Piel, pionnier du film d’action allemand dynamique (bien que parfois maladroit), entame un triptyque de films aux tonalités science-fictives plus ou moins prononcées. Le premier, Ein Unsichtbarer geht durch die Stadt (« Un homme invisible dans la ville »), démarre en comédie bon enfant mettant en scène un chauffeur de taxi un peu excentrique, qui trouve une mallette laissée dans sa voiture par un client. Cette mallette contient un casque et un appareil permettant à quiconque les porte de devenir invisible. Le protagoniste tire alors parti de la situation et bâtit une fortune en manipulant l’issue d’une course hippique. Le film glisse progressivement vers l’action haletante lorsqu’un individu dérobe l’appareil et l’utilise pour cambrioler des banques. Le héros, bien décidé à récupérer son artéfact, le prend en chasse. Si l’histoire n’accorde pas une place immense au concept de SF lui-même (alors en vogue, puisque James Whale réalise parallèlement The Invisible Man chez Universal) pour se concentrer sur les péripéties qui en découlent, celui-ci représente toutefois la clé de voûte du film, qui permet à un citoyen de la classe moyenne inférieure d’échapper à la crise économique et de vivre un rêve d’aventure. En cela, Ein Unsichtbarer geht durch die Stadt remplit parfaitement les objectifs des œuvres produites sous le système de Goebbels, et transforme l’élément science-fictif en moyen d’amélioration de la condition sociale. Le dénouement du film empêche le héros de conserver l’appareil tout en trouvant un moyen de maintenir l’impact positif que ce dernier a eu sur sa vie, faisant d’une certaine façon écho au précepte hitlérien selon lequel la technologie est bien plus efficace dans les mains de ceux qui savent s’en servir, bien que ses bienfaits se répercutent sur tout un chacun.

Piel entame l’année 1934 avec Die Welt ohne Maske (littéralement, « Le monde sans masque »), dans lequel deux inventeurs au chômage créent le premier poste de télévision bon marché, à ceci près que leur découverte permet également de voir à travers les murs. Bien vite, l’invention attire les envieux et nos deux héros se retrouvent confrontés à différents malfrats tentant de leur dérober la machine, ainsi qu’à des industriels peu enclins à partager le marché avec un nouveau produit potentiellement dangereux pour leur monopole. Débrouillards, les protagonistes utilisent leur création à de nombreuses reprises pour défaire les criminels et parviennent finalement à breveter leur téléviseur populaire afin que tous puissent se permettre d’en posséder un. Moins engageant que son prédécesseur, le film soulève tout de même la problématique de la popularisation technologique, cette fois pour y adjoindre un dénouement positif puisque la télévision devient abordable et universellement accessible. Ce résultat est d’autant plus intéressant que les premiers systèmes de téléviseurs mécaniques (ou radiovision) commencent à être utilisés en Allemagne aux alentours de 1930, mais cela reste un consommable réservé aux personnes aisées. Le parti nazi reconnaît cependant très vite l’utilité d’une telle technologie (de la même manière qu’il perçoit les films comme des vecteurs de communication très puissants), et ouvre ainsi, à l’occasion des jeux olympiques de Berlin en 1936, des salles de télévision publiques. La conclusion de Die Welt ohne Maske met donc en avant une volonté de répandre les moyens de communication dans le pays, afin de faciliter la distillation des idées et d’assurer leur cohésion.

Pour conclure sa trilogie thématique, Piel sort Der Herr der Welt (« Le maître du monde ») dans la foulée. Probablement le plus abouti esthétiquement, ce film repose sur le phénomène de la robotisation du travail et de la hausse du chômage en découlant. Utilisant le stéréotype de l’inventeur fou, le film parvient à entraîner l’intrigue vers une position à priori anti-technologique, alors même que le gouvernement mettait en place des structures de recherche avancées. Peut-être est-ce dû au fait que ce récit très pulp dans son concept (un robot tueur et mégalomane échappant à tout contrôle) parvient en réalité à une conclusion plus ambigüe, à une proposition selon laquelle la robotisation extrême de la société pourrait effectivement être bénéfique à condition que les humains contrôlent l’application de cette technologie potentiellement dangereuse. Pour autant, la diabolisation du scientifique inventeur (représentant la dimension théorique) et l’héroïsation de l’ingénieur (la dimension pratique), éloignent de façon étonnante le film de l’idéologie technocratique généralement cultivée au sein du parti nazi. Il convient cependant de se demander si cette exception est réellement synonyme de défaillance du système de censure, ou si cette position fut belle et bien approuvée par les censeurs, et utilisée pour rassurer la classe ouvrière en affirmant que chaque révolution technologique est bénéfique si contrôlée de manière éclairée.

Toujours en 1934, la grosse production d’anticipation Gold, réalisée par Karl Hartl, sort sur les écrans. Bénéficiant d’un production design de haute volée, le film met en scène un ingénieur dont le mentor est tué lors d’un attentat commandité par un magnat industriel britannique souhaitant s’accaparer son invention, grâce à laquelle le plomb pourrait être transformé en or. Bien décidé à venger la mémoire de son ami, l’ingénieur accepte de travailler pour l’homme d’affaires, tout en préparant secrètement le sabotage de l’opération. Gold se distingue des films précédemment mentionnés pour plusieurs raisons. Par son budget d’abord, bien plus élevé et qui permet au chef décorateur d’imaginer un réacteur nucléaire convaincant (tellement que les américains se demanderont si les nazis n’en avaient pas créé un vrai, et qu’ils essaieront de faire disparaître ce film de la circulation). Par son propos ensuite, ouvertement anti-industrialiste et qui recoupe l’idéologie défendue par Hitler, selon laquelle le capitalisme favorise les profits au détriment de l’individu. Persuadés que les clés de la croissance résidaient dans un contrôle étatique raffermi de l’économie, les nazis ostracisent ainsi la plupart des puissants industriels dès le milieu des années 1930 en renforçant l’intervention de l’état sur le marché. C’est donc sans surprise que l’homme d’affaires sans scrupules présenté dans Gold est britannique, tandis que le scientifique et son ingénieur, défenseurs de la science pour la science, sont allemands. Ainsi, le film s’inscrit dans un axe de pensée populiste car il dénonce l’utilisation capitaliste des découvertes scientifiques, mais ne condamne pas ces dernières pour autant si elles restent entre de bonnes mains. Une fois encore, la vulgarisation de la science au profit d’applications personnelles est condamnée, tandis que la foi en la science pure ne l’est pas.

Les projets suivants devaient s’imposer comme des films de science-fiction incontournables du studio Ufa-Film. En 1939, deux tournages ambitieux commencent simultanément : Zwischenfall im Weltraum (« Un incident dans l’espace ») et Weltraumschiff 18 (« Vaisseau 18 »). Le 1er septembre, cependant, Hitler envahit la Pologne, incitant la France et le Royaume-Uni à entrer en guerre. Les fonds réservés à la production sont réacheminés vers l’effort militaire, condamnant les deux films à ne jamais voir le jour, bien que certaines scènes d’effets spéciaux aient déjà été tournées. Voyant là une opportunité de rassembler ces éléments pour en faire un court-métrage (ceux-ci étant diffusés avant les films au cinéma), Ufa charge le réalisateur Anton Kutter de finaliser ce curieux projet. Ainsi naît Weltraumschiff 1 startet (intitulé, en France, Voyage dans le monde), un court mettant en scène le décollage historique d’un vaisseau en direction de la lune, et tentant de s’inscrire dans une tradition réaliste en intégrant des images d’archive des moteurs-fusée de Max Valier. Historiquement, cependant, le film ne recèle pas vraiment d’éléments révélateurs de la réalité politique ou culturelle de l’époque au-delà d’une affirmation de supériorité technologique (mais cette dimension sera également présente à foison aux États-Unis). Une rapide mention des colonies allemandes le place il est vrai dans un contexte historique, qui n’a pas le temps d’être développé étant donné que les scènes d’effets spéciaux occupent la majeur partie du métrage. Très réussis, ces effets seront réutilisés outre-Atlantique dans le programme pour la jeunesse Space Explorers, et auraient sans doute servis des récits beaucoup plus chargés idéologiquement parlant si les films d’origine avaient été menés à bien.

De ces six films d’anticipation, tous ou presque ont été oubliés par l’histoire car incapables de réellement marquer leur époque de quelconques avancées techniques ou partis pris artistiques. Leur traitement des sujets ayant trait aux classes sociales et à la technologie les noue pourtant les uns aux autres et, si peu nombreux soient-ils, témoignent d’une certaine idée du rapport de l’homme aux sciences. Évacuant totalement le romantisme esthétique ou narratif des films prédatant les années 1930, ces productions se veulent divertissantes, mais rejettent surtout l’appropriation personnelle de la technologie, préférant la confier à des autorités se réclamant d’une compétence supérieure en la matière.

Le très faible nombre de films de science-fiction produits mondialement dans les années 1940 est parfaitement illustré par l’absence totale de tels projets en Allemagne durant les dernières années du régime nazi. Cela ne signifie pas qu’Ufa-Film cesse d’investir de l’argent dans des films, mais les blockbusters allemands qui suivront s’évertueront majoritairement à distraire la population et à propager un message de ténacité. La fin de la guerre est marquée par la destruction complète de Berlin et des structures de production cinématographique, entraînant logiquement une disparition quasi-totale du genre science-fictionnel jusque dans les années 1950… ou 1960, la situation se compliquant lors de la division du pays.

Voir les commentairesFermer

Laisser un commentaire