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Moah : Rencontre avec Benjamin Rocher

Nous avions prévu de recevoir Benjamin Rocher pour parler de sa série Moah dans un épisode du podcast Happy Hour. Mais un couvre-feu puis un confinement ont changé nos plans.

Pour autant, et après avoir quand même abordé la série, nous avions envie de parler de ce projet complètement atypique avec son réalisateur. Avec Jean-Victor, nous avons donc passé 90 minutes par Skype avec un passionné d’histoires à raconter qui nous a mimé et bruité ses personnages en direct.

Après trois longs métrages, dont Antigang qui est peut-être le dernier vrai grand rôle de Jean Reno, et la série Moah, Rocher se confirme comme l’un des réalisateurs dont on va aimer suivre la carrière dans les prochaines années.

 

L’interview contient quelques spoilers si vous n’avez pas encore vu la série.

Comment est né le projet Moah ?
Tout est parti du partenariat entre OCS, qui nous suivait déjà sur Antigang, et Empreinte Digitale [la société de production derrière Moah]. Ils avaient déjà fait ensemble Missions, une série de science-fiction sérieuse, un pari énorme. La série ayant bien marché, ils ont songé à un projet encore plus fou, celui de faire une série préhistorique. Un pitch a été monté, OCS a suivi. Il fallait alors un réalisateur assez fou pour se lancer dans cette aventure suicidaire. Ils ont donc pensé à moi.
Moi ca m’a excité de faire quelque chose d’inédit, vraiment, surtout quand les gens du métier me regardaient bizarrement quand j’en parlais. C’était l’opportunité pour moi d’être créatif, d’y aller à fond, et de ne pas être comparé à quoi que ce soit si ce n’est des vieux trucs. Il y avait tout à inventer, d’autant que ce qui a été fait sur le sujet (à part la Guerre du Feu) était vraiment trop caricatural.
Je partais plein d’espoir, avec l’envie de faire quelque chose d’inédit, sans musique, avec très peu de dialogues. J’avais Apocalypto en tête pour lequel ça fonctionne. Et j’adore l’animation, j’adore le cinéma par l’image, donc c’était tout ce que j’aime.

Il y avait une envie de faire une série aussi historique que possible, sans prendre trop de liberté avec l’époque pour créer de l’absurde ?
Ma référence, en terme de tons, c’est Fargo. Ça peut paraitre bizarre mais Fargo, c’est drôle, tragique, un peu tout à la fois. Et ça touche vachement à l’humain. On s’est documenté sur les personnages et on a cherché à les rendre les plus humains possibles : ils doivent être égoïstes, un peu cons, intelligents, tendres… Sans faire d’entorse à la crédibilité historique, j’ai voulu m’engouffrer là-dedans. Ce n’est pas la société dans laquelle on vit qui nous définit. On peut parler de l’humain d’aujourd’hui dans Moah, sans anachronisme. Ce sont les mêmes travers qu’aujourd’hui. C’est bien entendu très autobiographique !

Compte tenu l’absence de dialogues, comment vous avez travaillé le visuel et la mise en scène ? Est-ce que vous avez storyboardé toutes les scènes ?
On l’aurait fait si on avait eu le temps et les moyens. On a expérimenté à tous les niveaux. Combien de pages de scénario faut-il pour tenir 26 minutes ? Combien de temps faut-il à un personnage pour donner un coquillage à un autre personnage à cette époque-là, avec le langage corporel ?
Avec mon assistante, on a storyboardé le scénario du pilote en intégralité. On a scanné les planches, on a fait un animatique, une bande son. On voulait voir où on en était.
J’ai aussi travaillé avec une équipe d’acteurs de théâtres pour trouver un ton, des mimiques, pour savoir quand appeler l’animal qui est en soi. On a cherché ensemble le langage corporel. On a beaucoup improvisé autour de situations, pour chercher ce qui était anachronique ou pas. Au plus les notions étaient complexes, au plus il fallait que le comédien devienne animal [Il imite le cri d’un homme puis d’un singe].
Il nous fallait des bases, des repères, une manière d’écrire, il fallait qu’on puisse y croire… On a donc trouvé que 18 pages de notre écriture faisaient nos 26 minutes.
Il fallait y croire, tellement que dans le dernier épisode, on invente l’obsolescence programmée. Il fallait donc que ça soit crédible en -45000, il fallait trouver une manière de montrer qu’un mec préhistorique peut arnaquer son voisin ! Les humains ont toujours été des connards !

Comment caster des gens pour tourner un truc pareil ?
J’ai travaillé avec un collectif d’acteurs qui s’appellent Le Bouillon. Ils m’ont contacté pour un workshop en pleine préproduction, ce qui tombait hyper bien. On a beaucoup travaillé avec eux pour faire évoluer les personnages, qui étaient très caractérisés à l’écriture, ce qui a évolué par la suite.
On a cherché des gens un peu différents pour coller aux rôles. On n’a pas cherché de profil particulier, le casting était le plus ouvert possible pour qu’on puisse y croire. On a fait des exercices d’impro avec les candidats, je les ai fait jouer en se débarrassant des codes sociaux sans chercher à faire le singe. Et j’ai retenu les gens les plus à l’aise, les plus expressifs et les plus force de proposition.
On a fait revenir les retenus pour faire des callbacks en groupe. On a imaginé des mini scénarios et je leur donnais des indications pendant qu’ils improvisaient autour de mes situations. Je voulais qu’ils soient réactifs. J’ai d’ailleurs fait ça aussi dans le tournage, en leur parlant pendant les prises, ce qui a permis d’aller plus vite et de boucler un épisode en trois jours.
Enfin, on a réécrit les personnages pour coller aux acteurs. Le Moah d’origine était quelqu’un de fragile, un petit chétif, tout l’opposé de Tigran Mekhitarian , mon comédien principal.
Jusqu’au premier jour de tournage, je ne savais pas si ça allait fonctionner. Un mec qui marche, habillé de peaux de bête, dans une forêt, ça fait préhistorique ou ça fait cosplay ?

Justement, comment vous avez travaillé les costumes, pour différencier chaque personnage ?
J’ai voulu des personnages très dessinés, des formes différentes. Certains personnages sont ronds, ovales ou carrés. Je voulais même qu’il fasse des sons différents quand ils se déplacent [il bruite des sons différents]. Avec l’équipe des costumes, on a vraiment inventé des costumes complexes.
J’ai commencé à être rassuré sur le résultat, sur les looks finaux, dès les essais caméras. Le début du tournage nous a bien rassuré.

Est-ce que le contexte historique t’a limité dans ta mise en scène, en évitant certains effets trop modernes pour la préhistoire ? Il y a eu de l’improvisation et de l’expérimentation sur le tournage ou tout était préparé au final ?
Tout état préparé en amont, avec des plans au sol très précis détaillants les mouvements de caméras et le découpage. Rien n’a été improvisé.
Et tout était permis en terme de découpage. Évidemment, on n’allait pas faire des plans en numérique où la caméra passe par l’anse d’une cafetière à la Panic Room. Mais, sachant qu’il n’y a pas de dialogue, s’il y a bien un langage où tout était permis, c’était le langage cinématographique. Je me suis autorisé des travellings, des plans au drone… C’est comme ça que je raconte. Avec l’œil de la caméra, j’ai fait tout ce que je voulais, sauf des choses qui pouvaient paraitre fake.
Avec plus de moyens, j’aurai fait des plans de grues, plus de travellings… Ça raconte vachement de choses, et c’est ce que je voulais.

Certaines choses ont été trouvées au fur et à mesure ? Au montage ?
Oui, les parties mentales, où on est dans la tête du personnage, au format 4/3. Ça a été trouvé sur place. Il y avait bien des flashbacks et quelques pensées mais rien de plus. Il me manquait quelque chose pour évoquer ses réflexions. Sachant qu’en plus je voulais jouer avec les formats d’image, je suis allé voir mon chef op’ en lui expliquant qu’il me fallait des pictos comme des panneaux de signalisation. J’ai donc shooté plein de plans au cas où, et au montage on a inventé ce langage mental.

Avec les comédiens, comment vous avez trouvé le bon ton ?
On a beaucoup travaillé aux répétitions, pas tout mais certaines séquences clefs qu’on a particulièrement travaillé. Une scène compliquée, je crois que c’est dans l’épisode 5, c’est quand Moah fabrique sa hache et que les autres reviennent bredouillent après avoir cherché la vache. Moah leur explique qu’il a vu l’auroch et qu’il est prêt à donner l’information en échange d’un collier. Ca a l’air simple comme ça mais ça a été super chaud de tout faire passer par le jeu, sans un mot [Il mime le bruit d’une vache et fait des bruits de bouche]. Il fallait trouver le bon bruit pour que ça passe et se débrouiller ensuite au montage, avec les plans filmés en 4/3. Ça a fini par devenir logique en montant mais ça a été compliqué. Au final, tout ce que j’ai coupé, c’était des petites choses liées au rythme mais jamais à la compréhension.

Vous êtes devenus un peu sauvages en tournant en forêt ?
C’est mon tournage le plus rude. Il faisait froid, il pleuvait, il fallait porter le matériel à dos dans une réserve. Les acteurs avaient froid, devaient aller dans la flotte… Et en même temps, c’était mon tournage le plus joyeux. Tout le monde était content d’être là, ravi de tenter l’expérience, avec de la bienveillance partout.
J’ai pu exprimer ma folie en faisant la mise en place. Normalement, on donne des consignes aux acteurs et ils font ce qu’ils disent. Là, j’imitais tous les personnages moi-même. Je me ridiculisais avant chaque prise mais ça allait [il fait plein de bruitages de nature et de personnages]. On aurait dit du Dupontel sous ecstasy.

Tu disais n’avoir aucune influence, mais as-tu regardé Primal, la série de Genndy Tartakosky ?
On a fait tout l’inverse de la série de Genndy. Son personnage n’exprime pas grand chose, il y a beaucoup de musique… Si je dois citer une influence, ce serait Samouraï Jack. C’est depuis cette série que j’ai envie de jouer avec les formats d’images, c’est un outil génial peu utilisé.
Sinon, j’ai pas mal pensé aux westerns spaghetti. A l’époque de John Ford, tous les cowboys étaient propres. Les films de Sergio Leone ont amené des personnages crades, qui puent, qui crachent… A notre petite échelle, il fallait faire le même travail de représentation.
J’ai aussi été très marqué par le travail de Ruben Östlund, qui a fait Snow Therapy et The Square, sur son rapport à l’humain. Il fait des champs/contrechamps très longs avec un ton qui change, de l’humour au glauque… Un voyage émotionnel qui nous questionne et qui m’a semblé pertinent pour Moah.
Je peux citer par exemple la mort du petit garçon qui est d’abord absurde et puis qui devient horrible, avec une mère qui pleure en arrière-plan.

Comment vous avez travaillé la « langue » des personnages ?
Dans la Guerre du Feu, la langue a été inventé non pas par un linguiste mais par Anthony Burgess. Comme on n’a aucune trace de rien, on avait une belle marge de manœuvre. Mais on n’a pas fait n’importe quoi pour autant. On a défini trois types de mots. D’abord ceux qui correspondent aux bruits que font les choses. Une vache devient « meuh« . Pour les fruits, on a trouvé le « frouite » parce que c’est le bruit que ça fait quand on l’écrase. Ensuite, certains mots ressemblent à de l’anglais parce qu’on a cherché la racine commune de beaucoup de langues. Papa devient « father » en anglais, « vater » en allemand et donc « foutha » dans Moah. Y a un côté universel crédible pour le spectateur.
Enfin, la dernière famille de mots, est plus de l’ordre de la private joke. Moah appelle son scarabée « Pohol » à cause de Paul McCartney [« beatle » voulant dire « scarabée »]. Moah appelle sa mère « Oulia » à cause de Julia Lennon, la mère de John. On a appelé le feu « ringo » à cause de Ringo Starr. Après tout, les Beatles, c’est la base de tout.

On doit aussi parler de la musique, qui est surtout un rythme tribal (sauf pour le dernier épisode)
Je vais revenir à mes mises en place chelous. J’ai expliqué que je voulais une série musicale, rythmée, mais sans musique justement. J’ai expliqué à mes équipes que la nature prenait toute la place à l’époque, qu’il y avait du bruit, du vent, de l’eau… Donc pas de musique mais un bruit d’air, d’eau, d’animaux. Je faisais donc les bruitages moi-même à la bouche. [il fait les bruitages]. C’était prévu dès le départ. Ce qui ne l’était pas, c’était d’avoir de la musique à la fin.
On s’est rendu compte avec mon monteur qu’au moment où un nouveau sentiment nait, qu’un nouveau monde s’ouvre au personnage, il fallait de la musique. Ses chakras s’ouvrent, il tombe amoureux, couche avec la fille et la scène est vraiment belle. Mon monteur a donc calé de la musique là-dessus et ça fonctionnait carrément. Ça m’a fait décoller. J’étais encore plus à la place du personnage, en train d’expérimenter un truc sensoriel, d’autant que la musique démarre doucement pendant l’acte.
A la fin, quand il part à l’aventure et quitte son foyer, qu’un monde s’ouvre à lui, on a calé un second morceau.

Tu as fait une série qui demande la pleine attention du spectateur. Est-ce que c’est une réaction aux séries très bavardes, avec pas mal de répétitions dans le texte, qui sont conçues pour qu’on fasse quelque chose à coté sans perdre le fil ?
Je ne suis pas dans la revendication. Mais je fais ce que j’ai envie de voir. Je voulais une proposition où le moindre détail a du sens. Et je pensais que ça allait me rendre meilleur dans mon travail.
Quand on est Christopher Nolan, on peut revendiquer quelque chose mais quand on est Benjamin Rocher, qu’on fait une série pour des gens qui ont pris la chaine OCS pour regarder HBO et Game of Thrones, on ne peut rien revendiquer. Par contre, on peut faire une note d’intention sincère, jusqu’au-boutiste possible, en disant ce qu’on a envie de faire et en espérant que les gens y soient sensibles. Je n’ai pas d’autre prétention.

Y aura une saison 2 ?
Je ne sais pas encore, OCS n’a pas décidé. Moi je trouve ça tellement fou qu’on m’ait filé les clefs du projet. Alors, entendons-nous bien, c’est une petite camionnette, pas un train. Mais si on me propose de rempiler, je ne pourrai pas dire non. Il faudra aussi qu’on ait les capacités de casser à nouveau le game. Il ne faudra pas reproposer la même chose, ça ne m’intéressera pas.

Après tous tes longs métrages (La Horde, Goal of the Dead, Antigang), Moah est ta première série en tant que réalisateur. Est-ce que tu rejoins tous les cinéastes qui préfèrent aujourd’hui la série parce qu’il y a plus de liberté ?
J’adorerai présenter les choses de manière aussi hollywoodienne. La réalité est plus pragmatique. N’étant toujours pas Christopher Nolan, je fais ce que je peux. On m’a proposé des choses mais que je ne savais pas comment aborder. Quand ça m’arrive, quand je ne m’en sens pas capable ou parce que je veux orienter le projet dans une direction qui ne plaira pas, je refuse. Alors après mes trois longs métrages, j’ai bossé sur des projets dingues qui n’ont jamais vu le jour dont un film en anglais avec Mel Gibson.
J’ai alors bossé avec des copains chez Empreinte Digitale, dont Samuel Bodin sur Tank ou Marianne. J’ai fait la seconde équipe sur l’Intervention de Fred Grivois ou sur Let’s Dance de Ladislas Cholat. Ce sont des projets que j’adore mais qui ne sont pas pour moi.
Moah était un projet fantastique où tout allait et cet alignement de planète est bien trop rare. Mais je ne veux pas choisir entre l’un et l’autre.

Tu as d’autres projets en cours ?
Oui, je suis déjà débordé. En retard, même. Un projet arrive, il est fou. Mais je ne veux pas en parler si tôt, ça porte malheur !

On est en confinement. Est-ce que pour terminer cette interview, tu as des recommandations culturelles à faire aux gens qui nous lisent ?
Je suis en retard, et donc je découvre des choses après tout le monde. Je n’ai toujours pas vu The Queen’s Gambit alors que je regarde The Haunting of Hill House !
Coté jeu, je peux citer The Last of Us II. Le premier volet m’avait mis une claque en terme de storytelling. J’y ai compris que la narration passait aussi par le décor. J’en ai beaucoup appris.
Sinon coté BD… [Il part fouiller dans sa bibliothèque]. Je peux citer la nouvelle BD de Mathieu Sapin, Comédie Française, et aussi l’adaptation en BD de Sapiens, le livre de Yuval Noah Harari. Ça vulgarise encore plus que le bouquin et ça permet d’aborder plein de sujets universels. Ah, et aussi, Batman Curse of the White Knight. Sean Murphy, c’est mon chouchou.
Et au cinéma, ma dernière grosse claque, c’est Rocketman. Je suis dingue du film !

Moah, de Benjamin Rocher est disponible sur OCS

 

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