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Fearful Symmetry #5 : Asterios Polyp, de David Mazzucchelli
Lecteurs de bandes dessinées, ne passez pas à coté de ce 5e numéro de Fearful Symmetry. Après Abe Sapien il y a quelques semaines, on reste de l’autre coté de l’Atlantique pour évoquer David Mazzucchelli. L’homme a quand même signé Batman Year One avec Frank Miller pour DC puis du Daredevil avec son comparse chez Marvel.
En 2009, il publie un « roman graphique » récompensé notamment par un Eisner Award, publié depuis août dernier en français chez Casterman.
Cette 5e discussion autour du neuvième art est donc consacrée à Asterios Polyp. Bonne lecture!

Basile
Après deux « numéros » de Fearful Symetry un peu tristounets (en tout cas pour moi), il est temps de se remettre dans le droit chemin de la belle BD qui tape, qui décroche la mâchoire, qui fait plaisir à voir. Et comme on n’est jamais mieux servis que par les professionnels, l’artiste qui nous éblouit ce mois-ci (en version française chez Casterman) n’est autre que David Mazzucchelli. Tu nous présentes rapidement M. Mazzucchelli (à mon humble avis le Raphaël de la bande dessinée) cher Guillaume ? Je me charge d’Asterios Polyp.
Guillaume
(Raphaël, le mec qui chante dans une caravane ? Je vois pas le rapport…. )
Alors, pour ne pas la jouer wikipédant, au lieu de vous faire la bio officielle du cher David, je vais vous dire comment j’ai fait connaissance avec lui. Tout a commencé dans Strange (magazine de comics originel en France), vers la fin des années 80, lorsqu’un dessinateur au style très réaliste prit en main la destinée de Daredevil, le héros maudit de Marvel (ben oui, le gars est aveugle et avocat, double handicap, quoi). Le scénario était de Frank Miller (encore très en forme et plein d’idées) et sentant sûrement le talent de son partenaire, il imagina des sagas d’une très grande maturité, redéfinissant les origines du personnage (première apparition de sa mère par exemple) et s’enfonçant de plus en plus profondément dans la noirceur (certains épisodes furent d’ailleurs largement censurés par l’éditeur de la revue et furent réédités par USA comics dans leur intégralité sous le titre Renaissance). Autant vous dire, qu’à la lecture de ces pages on sentait bien qu’on changeait de niveau par rapport à spider-man publié lui aussi dans le magazine.
Au cours de cette période, le style de Mazzucchelli changea pour passer d’un réalisme très détaillé à un dessin plus dépouillé, plus dynamique.
Les deux gars furent ensuite embauchés par DC comics qui leur proposa de travailler sur Batman et c’est là qu’ils créèrent ce qui restera comme une oeuvre de référence, pas seulement pour la chauve souris mais pour toute l’industrie du comics : Batman Year One (édité pour la première fois en France par USA comics aussi). Le trait de Mazzucchelli s’affine encore, allant à l’essentiel, restituant parfaitement le mouvement et les ambiances et rendant la lecture d’une fluidité prodigieuse, tout en étant élégant (en clair : on était scotché et on relisait sans cesse ces planches).
Puis, le dessinateur prend ses distances avec les comics de super héros.
Il reviendra dans les années 90 avec l’adaptation en bd d’un roman de Paul Auster : Cité de verre (chez Actes sud). Ici, son dessin est en noir et blanc et rappelle par moment la ligne claire européenne mais l’encrage reste épais et profond comme dans comics des journaux de l’âge d’or. Il publie ensuite des oeuvres personnelles (parues chez Cornélius chez nous mais je n’ai pas lu) et se consacre à l’enseignement universitaire.
En 2009, il revient avec Asterios Polyp, et là encore, le style change et on en prend plein les yeux…

Basile
Allons y donc pour l’histoire : Asterios Polyp est un architecte renommé, il enseigne à l’université, a publié de nombreux bouquins… mais aucun de ses projets n’a jamais été construit ! C’est ce qu’on appelle « un architecte de papier ». C’est également un vantard égocentrique qui adore être au centre de l’attention et faire étalage de sa culture et de son sens de la répartie. Ce qui a fini par lasser Hana son épouse, son opposée absolue. Le jour de ses 50 ans, Asterios est seul dans son appartement lorsqu’un éclair vient mettre le feu à l’immeuble. Il assiste impuissant à la destruction par les flammes de son habitat et de toutes ses possessions. Il décide alors de prendre le premier bus pour partir le plus loin possible. Il arrive dans la petite ville d’Apogee, où il va connaître un nouveau départ au sein d’une famille atypique…
Voilà, l’auteur et l’histoire sont posés, passons maintenant aux choses sérieuses… Et j’avoue que je ne sais pas où donner de la tête tant il y a de choses à dire ! Alors faisons simple, quel est l’aspect que tu as le plus aimé dans Asterios Polyp ? Qu’est-ce que tu retiens avant tout de cette lecture ?
Guillaume
Hmm, question simple mais ardue…
Je crois que ce qui m’a le plus plu, c’est la beauté et l’excellence de la « chose ».
Dès la couverture, on sent l’exigence du Davidou : un livre épais, un design élégant, un graphisme épuré…
Pourtant, les premières pages surprennent : silencieuses, bichromes, un encrage violet… on est un cran au-dessus de Cité de verre et très loin des comics aux héros costumés. Puis le récit se dédouble (un motif très important pour la suite du livre) : on suit les pérégrination d’Astérios après le saccage de son appartement et en parallèle, on voit l’histoire de sa vie, de sa naissance à ses cinquante ans. Chaque branche possède ses propres couleurs, son propre design et sa propre narration.
C’est là qu’on se rend compte de l’énorme travail de Mazzucchelli qui en profite pour jouer avec les codes de la bd, rendre hommage à de nombreux illustrateurs et peintres (Saul Steinberg en tête) et montrer qu’il est désormais un « cartoonist » dans tous les sens du terme : premier sens : à la fois scénariste et dessinateur, deuxième sens : créateur de cartoons, comme on en trouve dans les journaux depuis plus d’un siècle.
Je te rejoins sur la fait que l’oeuvre est dense (et qu’ici, nous ne ferons que l’effleurer) mais laisse-moi deviner… toi, je parie que tu vas nous parler de la narration !
Basile
Ah la narration…
Pour tenter d’attaquer ce gros morceau, je vais rebondir sur quelques points que tu viens d’aborder. Déjà le travail sur la couleur. J’ai rarement vu un tel soin apporté aux couleurs, bien en amont de la réalisation des planches. Car il ne s’agit pas de colorier des espaces blancs encadrés de noir. D’ailleurs il n’y a pas de noir. Asterios Polyp est une véritable trichromie, au sens technique du procédé d’impression. En ayant recours seulement aux trois primaires cyan, magenta et jaune, Mazzu (appelons le comme ça) a composé une palette formidablement expressive. Ainsi cyan et magenta s’opposent pour raconter le passé d’Asterios et sa relation avec Hana. Mais lorsqu’intervient l’incendie, le jaune fait son entrée. Et cyan et magenta se mêlent pour créer le violet. Voici que vole en éclats le principe d’opposés tellement cher à notre architecte de la théorie. Et que le jaune raconte le présent, ou l’avenir, c’est d’autant plus subtil quand on sait que lors d’une impression offset en trichromie, le jaune est la dernière encre à être appliquée car elle imperméabilise quelque peu le papier… Mazzu a suivi des cours de techniques d’impression et cette prouesse de la palette trichro n’est pas à la portée du premier venu. S’agit-il d’un caprice d’auteur (les conditions d’impression du livre ont été particulièrement contraignantes, Mazzu voulant à tout prix réduire au maximum l’empreinte écologique de la publication de son nouveau livre) ? Peut-être, mais cela n’a rien de bling-bling et cela sert parfaitement l’histoire, sans parler des portes que cela ouvre comme techniques narratives pour le médium.
Mais la colorisation n’est qu’une des nombreuses facettes de la narration de Mazzucchelli, et difficile de passer TOUT le reste en revue ! Et si tu nous parlais un peu de ce que tu as apprécié ou non dans l’histoire ?
Car loin de l’exercice purement formel, la narration d’Asterios Polyp est avant tout au service d’une belle histoire (je trouve), certes simple mais tellement difficile à raconter tant on l’a vue/lue/entendue.

Guillaume
(Amis lecteurs, vous l’aurez remarqué, Basile a pris option quadrichromie au bac)
L’histoire, parlons-en de l’histoire….difficile d’en parler sans spoiler mais je dirais qu’au niveau de l’intrigue, j’ai été un peu déçu parce que j’attendais un rebondissement qui n’est pas venu (mais sans doute ce rebondissement aurait-il été trop prévisible ?) (ceci dit, il y a un twist final assez surprenant et déconcertant).
Après, pour moi, c’est surtout une histoire à personnages : Asterios, Hana, Stiffly, Ursula Major (ma préférée), Ignazo, Geronimo…, bénéficiant d’une très bonne caractérisation, livrent tous leur vision de la vie et leur façon d’appréhender les évènements. On est donc baladé d’un point de vue à l’autre, glanant ici ou là, des arguments plus ou moins recevables, mais on sent toujours une certaine bienveillance de l’auteur dans ces multiples visions, un attitude positive qui montre bien que l’individu est condamné à stagner et que c’est de l’échange que vient l’enrichissement. L’histoire se construit donc ainsi, à plusieurs, comme autant d’instruments solistes qui joueraient une partition collective.
Évidemment, comme l’on suit surtout le parcours d’Asterios, on se doute bien que celui-ci va évoluer au cours de son périple (quête initiatique, tout ça…) mais ce changement se fait sans heurt, sans cynisme (ce que l’on aurait pu craindre vu son caractère)et d’ailleurs, je devrais plutôt utiliser le terme de reconstruction, beaucoup plus logique pour un architecte, finalement.
Voilà mon opinion, mais et toi mon grand, que t’a inspiré cette histoire ? (parce que j’ai l’impression que tu as des trucs à dire…)
Basile
Hahaha, et bien vois-tu, moi, après ma première lecture j’étais un peu du même avis. À moitié déçu que l’histoire ne soit pas « à la hauteur » de la formidable démonstration technique que Mazzu venait de livrer. Mais en la relisant, j’ai complètement revu mon jugement.
Il y avait énormément d’attentes de ma part lors de la découverte du livre. Je voulais à tout prix me repaître des formidables trouvailles graphiques que je m’attendais à trouver. Et j’ai donc passé mon temps à scruter les pages, cases et enchaînements pour repérer les mécanismes, les qualités objectives, quantifiables presque, de l’oeuvre. Ce faisant, je me suis comporté comme un Asterios ! Et je suis passé à côté de l’histoire… Alors qu’à la relecture, le parcours de Polyp m’est apparu dans son ensemble (sans parler de tous les petits éléments que l’on (re)découvre et qui nous échappent forcément à la première lecture).
Et je la trouve finalement assez superbe l’histoire d’Asterios Polyp. Elle n’est pas construite sur des twists ou des constructions géométriques complexes (même si tu as à juste titre évoqué le motif de symétrie). Pour autant, elle dégage un humanisme profond. Jamais niaise ou simpliste, c’est bien une histoire de personnages comme tu dis, et Asterios est sans conteste le plus réussi. Une quasi méta-lecture pour moi (je ne sais même pas si ça veut dire quelque chose), sinistre analyste que je suis, trop souvent attaché à décortiquer. J’étais un Asterios Polyp mais après ma deuxième lecture, je suis devenu un ‘Sterio !
J’apprécie d’autant plus ce fond chaleureux et fort lorsque je compare l’oeuvre de Mazzucchelli aux récentes productions d’auteurs comme Chris Ware, dont l’univers m’est toujours resté hermétique ou Daniel Clowes qui tourne vraiment rond. Son « Wilson » use et abuse des même ficelles pour parler de la médiocrité humaine. Au bout du compte, Clowes a vidé ses dernières bd de toute substance, en restant un excellent technicien. Dans Asterios Polyp, il y a une sincérité et une simplicité évidentes, qui font véritablement exister l’histoire.

Guillaume
Je vais rebondir sur les deux derniers points que tu as abordés puisqu’en effet, moi aussi, à la lecture du bouquin, je me suis identifié à Astérios et à son côté snobinard, détenteur du bon goût (rassurez-vous, on n’est pas tous comme ça chez CloneWeb). Mazzu a-t-il su viser juste ou est-ce que son lectorat se la pète un peu trop ?
Sûrement les deux mon général, et comme Mazzu est malin, même si on est fasciné par son personnage, il nous montre aussi qu’Asterios peut avoir tort, d’abord pour des broutilles puis pour des choses plus graves, ce qui mine de rien, permet de reconsidérer un peu ses mauvaises habitudes (pourtant, qu’est-ce qu’il avait l’air convaincant !).
Le deuxième point que je reprendrai est celui de la « nouvelle école américaine » avec les têtes d’affiche que tu as citées : Chris Ware, Daniel Clowes auxquels j’ajoute Charles Burns, Art Spiegelman et même Dash Shaw. Pour moi, une des caractéristiques de ces auteurs souvent expérimentateurs, c’est que leurs histoires sont empreintes d’une certaine froideur : que ce soit par l’ambiance ou les personnages, le lecteur est tenu à une certaine distance, il a du mal à se prendre d’affection pour les protagonistes (à part dans Maus sans doute, mais la distanciation est tout de même présente dans la deuxième partie du récit).
Et dans Asterios Polyp, malgré la maestria de Mazzucchelli, je trouve qu’il y a aussi un peu de froideur. Les compositions sont magnifiques, le dessin est soigné, le récit progresse avec fluidité mais il me manque la chaleur et la générosité qu’on trouve chez Will Eisner ou même plus simplement dans Batman year one ou Cité de verre (cela tient sans doute à l’encrage épais cher à mon coeur et qui fait paraître les personnages plus en relief, dans tous les sens du terme).
Mais c’est vraiment le seul petit reproche que j’aurais à faire, en dehors de ça, c’est vraiment un ouvrage d’une richesse infinie (là, on n’en dit pas trop pour vous réserver des surprises à la lectures mais aussi tout simplement parce qu’une analyse exhaustive prendrait des dizaines de pages !)
Basile
Lisez le amis de la rubrique, car vous avez là la meilleure bd 2009/2010 !
Asterios Polyop
Scénario et dessin : David Mazzucchell
Editeur : Casterman
269 pages, 29 euros environ
Parution le 9 août 2010

Les images de cet article sont visibles en HD en cliquant dessus et sont © Casterman, 2010
5 commentaire
par Mr.Aka
J’aime beaucoup votre rubrique les gars, mais ce qui me gène c’est le côté trop élitiste des albums choisis. Non pas que ça me gène en soit, mais je ne trouve pas ça trés en accord avec le ton de cloneweb qui traite plutôt de l’actualité Mainstream du cinéma ( et pour notre plaisir : )
Et j’ai peur que le public de Clone web ne se sente pas concerné par ces albums critiqués ici qui s’adressent globalement à un lectorat averti de bd (du moins à ceux qui en lisent fréquement ).
Ce qui forme peut être une sorte d’hermetisme de cette chronique, par ailleur fort intéressante (mais au vue des commentaires…heu)
Je ne dis pas non plus qu’il faille parler ici du dernier Lanfeust ,Sillage ou XIII (et pourquoi pas à la limite…) mais un juste milieu (ou une alternance) serait à mon avis plus pertinant et plus raccord avec « l’esprit » CLoneWeb.
(Tiens… début novembre sort le dernier album de l’excellente série Ken Games…mm, je dis ça je dis rien….; )
par cloneweb
Elitiste en parlant de Hellboy et Spirou ? :)
L’idée, c’est de viser à terme tous les genres et tous les styles, faut juste que la rubrique s’installe
Merci de tes conseils :)
par Guillaume
Je comprends cette remarque de Mr Aka mais nous essayons aussi de trouver un juste milieu entre nos coups de coeur et une certaine qualité, ce qui ne veut pas forcément dire « élitisme ». Et puis, il faut bien qu’on se démarque un peu des autres sites d’actualité bd ! ;)
Je n’ai rien contre les séries populaires (clone l’a montré avec ses exemples) mais un des objectifs de cette rubrique était d’éveiller la curiosité de nos visiteurs qui sont sans doute, pour la plupart, déjà connaisseurs de comics super héroïques ou d’autres séries orientées s.f. ou fantasy (en franco belge ou en manga).
Nous voulions leur montrer qu’on peut ressentir du plaisir de lecture face à d’autres thèmes.
Astérios Polyp est certes classé comme bd « intello » mais franchement, c’est un livre très facilement abordable, en dehors de tout le travail de l’auteur analysé ici.
Je suis moi aussi un peu triste face au peu de commentaires que nous recueillons (mais c’est parce qu’il n’y a rien à dire, hein, c’est ça ?) mais ça viendra peut être avec le temps ? (LACHEZ VOS COMS !!)
Et en ce qui concerne Ken Games, eh…. qui sait ? ;)
par cloneweb
Pour répondre sur le nombre de commentaires, je sais d’expérience que les gens commentent quand
– une question est posée et les intrigue/les amuse (Quel méchant dans Batman Rises ?)
– ils ne sont pas d’accord
Les commentaires pour dire « Votre rubrique est trop intéressante », « c’est bien écrit » ou « je vais acheter la BD du coup », ca n’existe à peu près jamais.
Un billet non commenté n’est donc pas un billet non lu.