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Espions du Nord, Héros du Sud

Ces derniers mois, sur CloneWeb, nous avons évoqué le cinéma coréen sous plusieurs formes que ça soit à travers les films de Bong Joon Ho ou les différentes possibilités qui nous avaient été offertes au NIFFF dont l’excellent The Agent sorti depuis en DVD.

Aujourd’hui Arkaron revient sur le cinéma coréen d’espionnage contemporain. Inspiré par le très bon film de Ryoo Seung-wan, il évoque la définition du héros de Corée du Sud, qui n’est caractérisé qu’à travers son homologue du Nord.

Mais cette définition n’a pu que bouger avec le temps et l’évolution des relations entre les deux Corée.

 

« Les relations Nord-Sud sont en évolution constante. Lors de la création de l’unité 684, les gens brûlaient le portrait de Kim Il-sung dans la rue. C’était une autre mentalité. […]
— Les vestiges de l’ancien monde doivent être éliminés pour bâtir le nouveau. »

Dans Silmido (Kang Woo-suk ; 2003), l’unité spéciale du sergent Jo, initialement créée dans le but d’assassiner le dictateur nord-coréen, est rendue obsolète par les revirements politiques et les fluctuations caractérisant le cessez-le-feu coréen. Lorsque les soldats l’apprennent, ils perdent l’unique objectif qu’ils s’étaient fixés, ainsi que leur seul espoir de rédemption aux yeux de la société sud-coréenne. En effet, en se définissant par opposition à leurs ennemis invisibles, ils s’exposent à une perte d’identité dès lors que leur opposant disparaît, et se retrouvent aliénés lorsque les autorités étouffent l’affaire en les amalgamant à des guérilleros communistes.

En romançant l’histoire vraie de l’unité 684, fondée à la fin des années 1960, le réalisateur Kang Woo-suk touche du doigt le point de départ d’une problématique apparue quelques années plus tôt dans le cinéma coréen : comment les sud-coréens peuvent-ils appréhender la redéfinition de leur identité et du territoire culturel, alors même que la représentation du nord-coréen a récemment été rendue malléable, ébranlant les certitudes d’un public bercé par cinq décennies de propagande désunificatrice ?

La guerre de Corée s’interrompt par un cessez-le-feu en 1953, trois ans après qu’elle ait éclaté. La paix, quant à elle, n’a à ce jour toujours pas été prononcée. Dès lors, les deux dictatures coréennes se sont opposées idéologiquement à travers différents mécanismes politiques et culturels. En Corée du Sud, la Loi de sécurité nationale est instaurée en 1948 pour s’assurer que les différents canaux culturels combattent férocement l’idéologie communiste ennemie. Chaque domaine artistique est ainsi soumis à un contrôle strict de ses œuvres, et le cinéma ne fait bien entendu pas exception. Le relâchement tardif de la censure idéologique à partir de la fin des années 1990 tient principalement de l’arrivée au pouvoir du président Kim Dae-jung, qui met bien vite en place la « Sunshine policy » (ou très littéralement, la politique du rayon de soleil), visant à favoriser les échanges entre les deux Corées. Cette détente ébranle les idées reçues lorsque les deux leaders coréens se rencontrent pour la première fois en 2000, à Pyongyang, la capitale du Nord.

Ainsi, ce sont près de cinquante ans d’opposition féroce qui sont mis de côté en faveur d’une nouvelle idée, selon laquelle la réunification ne serait, finalement, peut-être pas si impossible que ça dans un avenir proche. Jusque-là, les nord-coréens ne pouvaient répondre qu’à un seul stéréotype dans le cinéma du Sud : celui du communiste inhumain, incapable de faire preuve de compassion et animé, dans chaque fibre de son être, par l’irrépressible conviction que le Sud devait être conquis. Cette longue période de guerre froide ne laisse donc aucune chance de nuance dans la représentation des nordistes, en atteste le film Sept prisonnières (Yi Man-hŭi ; 1965), banni dès sa sortie et dont le réalisateur est emprisonné séance tenante sous prétexte que des vertus humaines étaient prêtées aux nord-coréens. Les premiers signes de relâchement pointent timidement le bout de leur nez dans les années 1990 avec des films comme Nambugun (Chŏng Chi-yŏng ; 1990), qui recentrent la problématique de la guerre de Corée sur les indécisions morales des soldats et se permettent d’avancer la possibilité que les communistes sont pris d’autant de questionnements que leurs adversaires.

Ajoutant à la complexité du sujet, le problème de la division territoriale tient une place importante dans l’exploration des relations Nord-Sud. En effet, lorsque la guerre éclate, le Sud, aidé des États-Unis, se réapproprie presqu’entièrement le pays jusqu’à ce que l’armée chinoise vienne prêter main forte à ses frères communistes pour finalement rétablir une séparation similaire à celle initialement mise en place. La frontière du 38e parallèle devient, elle, infranchissable, excepté justement pour une unique catégorie d’individus : les espions.

Seuls capables de passer d’un pays à l’autre et de faire l’expérience des deux mondes, les espions deviennent inévitablement les vecteurs de la définition de deux identités : celle des nord-coréens d’abord, dont ils font partie et dont ils représentent les caractéristiques ; et celle des sud-coréens ensuite, qu’ils identifient par opposition, et dont ils s’imprègnent de la société. C’est ainsi qu’à la fin des années 1990, à l’orée de la période de détente induite par la Sunshine policy, l’archétype cinématographique de l’espion nord-coréen devient l’outil idéal de remise en question de l’identité nationale et du schisme culturel qui avait été imposé au sortir de la seconde guerre mondiale.

En 1999, deux films d’espionnage importants sortent en Corée du Sud. Le premier, très peu exporté, est la comédie Gancheob Li Cheol-jin (parfois intitulée « The Spy » à l’international), réalisée par Jang Jin. Dans ce long-métrage, que l’universitaire Kim Suk-young a longuement analysé, l’espion nordiste nommé Li Cheol-jin est envoyé au Sud afin de récupérer des échantillons d’ADN de super cochon, un animal génétiquement modifié et dont les spécificités permettraient de lutter contre la famine frappant la population du Nord. Motivé par une mission plus humanitaire que politique, Li arrive donc en Corée du Sud et est très vite victime d’une agression. Dépouillé de son portefeuille, Li n’a donc plus d’identité immédiatement vérifiable, lui qui utilisait déjà une couverture pour dissimiler qui il était. Ses agresseurs, quant à eux, s’imaginent avoir attaqué un espion sud-coréen en mission, lorsqu’ils découvrent que son bagage contient une arme à feu. C’est donc sur l’effacement des distinctions entre identités Nord-Sud que s’ouvre le film, qui s’évertue ensuite à transformer sans cesse la place de Li vis-à-vis des deux Corées. En effet, l’espion arrête plus tard, et par inadvertance, un individu ayant attaqué une banque, ce qui lui vaut de devenir une petite célébrité anonyme lorsque son action est diffusée partout en Corée du Sud.

La comédie laisse par la suite place au drame, lorsque Li apprend que ses supérieurs lui ordonnent d’éliminer l’un de ses amis, lui aussi espion. Tiraillé entre sa loyauté envers son pays et ses sentiments d’amitié personnels, Li mène finalement sa mission à bien, non sans détruire en partie sa propre identité en agissant de manière contre-nature. Dévasté par les événements, il boit pour oublier et finit par halluciner la présence de citoyens nord-coréens dans les rues de Séoul, brisant ainsi la frontière artificielle des deux nations pour une durée éphémère. Plus tard encore, Li est escorté dans un poste de police après une altercation avec un chauffeur de taxi (à qui il avait demandé de le conduire à Pyongyang, comme si le pays était à nouveau unifié). Confessant sa profession à l’ennemi, Li se voit de nouveau refuser sa véritable identité, les sud-coréens présents étant incapables de concevoir que le jeune homme soit effectivement un espion ennemi.

Libre de ses mouvements, Li dérobe finalement l’ADN qu’il était venu chercher et se rend à son point de ralliement pour repartir au Nord. Alors qu’il attend ses compatriotes, une annonce télévisuelle lui apprend que le gouvernement sud-coréen vient de révéler officiellement l’existence de l’ADN de super cochon et qu’il souhaite en faire cadeau à ses voisins du Nord. Soudainement considéré comme redondant et potentiellement dangereux pour les secrets gouvernementaux, Li est pris pour cible par ses propres camarades alors qu’il s’apprêtait à retraverser la frontière. Réalisant qu’il n’a désormais de place ni au Sud, un pays étranger dont il a volé les secrets, ni au Nord, sa patrie qui le trahit pour servir ses intérêts, Li met fin à sa propre vie, illustrant parfaitement l’impossibilité encore bien réelle de vivre entre les deux systèmes.

D’une richesse impressionnante, cette comédie pose tout simplement les bases de deux axes de réflexion importants, qui seront abordés encore et encore par les films suivants : dans quelle identité culturelle les coréens de chaque bord peuvent-ils aujourd’hui se retrouver, et comment les violations territoriales participent-elles de cette remise ne cause ?

La même année, un blockbuster d’action, qui sera connu pour initier la nouvelle représentation des nord-coréens au cinéma, envahit les salles obscures. Il s’agit de Shiri, réalisé par Kang Je-gyu. Dans cette histoire d’espionnage et de trahisons haute en couleurs, c’est le troisième et dernier axe principal qui est mis en place : la redéfinition de la masculinité du héros sud-coréen à travers sa relation à l’espion(ne) nord-coréen(ne). Le film s’ouvre sur des images assez brutales visant à illustrer la rudesse de la vie de l’espion nord-coréen, ainsi que sa ténacité sans faille même face à l’immoralité et l’inhumanité de ses commandants. La suite du métrage met méticuleusement en place les éléments nécessaires à impliquer le spectateur dans le sort de cet espion, faisant de Shiri le premier film d’action coréen s’évertuant à faire de l’ennemi un personnage central de l’intrigue, au point de dramatiser son destin, faisant alors du personnage une figure tragique à laquelle il est plus facile de s’identifier.

La masculinité de l’agent sud-coréen (interprété par l’excellent Han Suk-kyu, qui reviendra plusieurs fois au genre) est quant à elle remise en question lorsqu’il découvre que la femme qu’il s’apprête à épouser n’est autre que son ennemie jurée. Ainsi, l’homme qui pensait avoir sauvé la femme (prétendument alcoolique) pour renforcer sa masculinité se retrouve dos au mur lorsqu’il doit se dresser face à elle, réduisant alors ses chances de s’affirmer au niveau social. L’impasse dans laquelle il se trouve est mise en exergue dans le dénouement, lorsque la protagoniste refuse d’abandonner ses préceptes idéologiques au nom de l’amour qu’elle porte à l’agent venu l’arrêter, forçant ainsi ce dernier à l’abattre pour protéger le président qui était venu rencontrer son homologue nordiste. Un an avant que les présidents coréens se réunissent réellement à Pyongyang, Kang Je-gyu les fait se rencontrer à Séoul alors que se déroule sous nos yeux un drame personnel déchirant : c’est l’échec de l’union organique et intime des individus à travers la frontière, camouflé par la poignée de main éphémère que s’échangent les politiciens sur la scène publique.

En termes de redéfinition identitaire, le héros s’oppose à la volonté de terroristes nord-coréens de forcer la réunification nationale en déclenchant une nouvelle guerre qui permettrait de faire table rase de cinq décennies de machinations politiques néfastes. Il s’agit là de mettre en parallèle les deux extrêmes idéologiques relatifs à l’union coréenne : la réunion par la force, et la prudence excessive et conservatrice. Le film adopte par ailleurs une approche ouvertement plus abstraite lorsque les personnages se transforment un instant en archétypes, le temps d’évoquer la guerre de Corée, vieille de 50 ans, comme s’ils l’avaient vécue personnellement. Ce ton s’inscrit finalement très bien dans la logique du scénario, clairement écrit pour mettre en lumière les questionnements émergeants en Corée du Sud, à une époque de relâchement politique et de liberté de propos fraichement retrouvée.

Comme s’il voulait faire directement suite à Shiri, le cinéaste Kim Hyeon-jeong réalise, en 2003, le film Double Agent. Dans celui-ci, Han Suk-kyu incarne cette fois un agent nord-coréen qui feint de passer au Sud pour lutter contre le communisme. Travaillant de longues années chez l’ennemi, l’espion forge une relation avec une autre espionne nordiste, qui au fil du temps se met à douter de la loyauté de son gouvernement. Inversant donc les rôles du juge et de l’accusé sur le banc de la trahison, elle amène le protagoniste à rêver d’une vie « sans Nord ni Sud », dans un pays lointain, où leur origine géographique n’aurait pas d’incidence sur leurs décisions quotidiennes. Ce fantasme souligne bien que la séparation de la Corée est une division artificielle, imposée à un peuple qui n’aspire qu’à vivre en paix. Si cette idée n’a rien de révolutionnaire, c’est la première fois qu’elle est évoquée par le biais d’une espionne du Nord au cinéma. Le couple d’espions qui nous est ici présenté a cela de particulier qu’il est parfaitement conscient que leur vie restera en suspense tant qu’ils seront en mission. Leur existence se définit par l’attente : l’attente des ordres, des missions, des risques et même du retour à leur vie initiale. Pourtant, ces agents dont l’identité est malléable (originaires du Nord, passés au Sud, œuvrant toujours pour leur patrie tout en la remettant en question) font preuve d’un pessimisme exacerbé par leur décision finale de fuir l’Asie pour aller se réfugier en Amérique latine, car malgré tout, ils sont conscients que les systèmes en place ne laisseront pas vivre en paix ceux qui participent de la reterritorialité et de la remise en question de la double identité nationale. Se refermant sur une note des plus graves, Double Agent souligne le rôle immanquablement séditieux de l’agent double, visiblement condamné à participer de la rencontre des deux Corées au détriment de sa propre existence.

L’année suivante, le film Spy Girl, réalisé par Park Han-jun, ose revenir vers le genre de la comédie, cette fois romantique, en présentant une jeune espionne nord-coréenne en mission au Sud. Pour mieux s’intégrer à la société, celle-ci commence à travailler au Burger King local et devient vite le centre d’attention de nombreux adolescents, et plus particulièrement d’un lycéen tombé sous son charme. Bien que la qualité globale du métrage soit discutable, ce dernier met en avant la perte quasi-totale de masculinité du protagoniste vis-à-vis de la jeune femme, qui se révèle plus douée que lui sur tous les plans. Lui étant redevable sans même le savoir (elle le sauve d’une bande de mécréants sans montrer son visage), le héros tente vainement de comprendre et d’égaler sa prétendante, mais finit par abandonner et par céder à la pression de la société en partant accomplir son service militaire. Ainsi, la relation amoureuse qui était considérée comme unique moyen d’échapper aux obligations sociales (le choix du service militaire n’est sans doute pas anodin), ne s’accomplit jamais réellement et reste à demi-énoncée, comme pour maintenir une lueur d’espoir quant à la renaissance de la masculinité du héros sud-coréen grâce à sa relation à l’ennemi(e). Ce héros reste toutefois incapable d’admettre que la femme qu’il convoite constitue un potentiel catalyseur à la réaffirmation de son identité, car il refuse d’entendre qu’elle vient de l’autre côté de la frontière, et qu’il porte ainsi aux nues l’image artificielle qu’elle projette lors de sa mission, plutôt que sa véritable personnalité, qu’il ne veut pas reconnaître.

Ce positionnement, qui tend à proposer un rapprochement Nord-Sud incomplet, déchiré entre sentiments authentiques et divisions politico-historiques, avait trouvé sa plus puissante expression devant la caméra de Park Chan-wook, dans le bouleversant Joint Security Area. Véritable matrice permettant de réapprendre à connaître l’autre, JSA met en avant un groupe de soldats sudistes se liant d’amitié avec leur homologue du Nord à la frontière coréenne. Le dénouement souligne bien que malgré toute la puissance de l’amitié qui réunit les soldats, le système dans lequel ils évoluent ne laisse aucune place à leur véritable identité, et seul l’un d’eux (un nord-coréen) fait preuve d’assez d’endurance psychologique pour traverser les événements, inchangé ou presque.

La tendance énoncée dans JSA, qui vise à faire de l’agent nord-coréen un homme plus apte, plus performant et résistant, se retrouve dans plusieurs films subséquents, mais deux d’entre eux, sortis récemment, poussent le concept dans ses retranchements en imposant à l’espion une vie ne présentant finalement aucune échappatoire. Dans Commitment (Park Hong-soo ; 2013), un adolescent est obligé de rejoindre les services secrets nord-coréens pour assurer la survie de sa sœur, avant d’être trahi par ses supérieurs et considéré comme un encombrement à éliminer. De même, Secretly, Greatly (Jang Cheol-soo ; 2013) adopte un schéma similaire. Les deux métrages marient d’abord le thriller d’espionnage à un autre genre, respectivement le teen movie et la comédie, avant de sombrer dans un film de vengeance et de rédemption crépusculaire des plus violents. À chaque fois, c’est l’énergie du protagoniste qui se révèle autodestructrice, car en essayant de conjuguer devoir en la patrie et sentiments personnels (protection de la famille et désir d’une vie plus simple), ils se refusent à atteindre l’un ou l’autre de leur but, et deviennent de ce fait des martyrs sacrifiés à la frontière toujours infranchissable des deux Corées. Ce qu’ils parviennent à faire, cependant, est offrir au cinéma sud-coréen un archétype de héros d’action aux résonnances puissantes et au destin tragique, immédiatement identifiable en tant que concept permettant de manipuler la perception de l’identité coréenne.

Toujours en 2013, Ryoo Seung-wan présentait son film The Agent (The Berlin File) qui, à la lumière de l’héritage qu’il convoque par son scénario et ses personnages, fait presque figure d’exercice paroxystique dans l’évolution du rapport du héros coréen au spectateur. S’ouvrant sur l’enquête d’un agent sud-coréen à Berlin (Han Suk-kyu, encore lui), le film se révèle ensuite être centré sur l’histoire de son opposant, un espion nord-coréen dont l’appartenance à son pays et la place sur l’échiquier stratégique mondial (carrément) sont remises en cause. Si l’agent sudiste présente d’abord le danger immédiat pour notre héros, la menace réelle vient de sa hiérarchie, qui souhaite réorganiser les services d’espionnage suite à des changements de commandement, et asseoir la domination d’un camp précis sur les échanges européens. Si, contrairement aux deux films précités, celui-ci n’annihile pas totalement son héros une fois le métrage terminé, il s’évertue néanmoins à lui retirer son bonheur personnel, et lui fait refuser volontairement de se réintégrer à la Corée du Sud alors même que l’occasion se présentait. Ce refus met peut-être à jour un mécanisme d’écriture tout aussi conscient, qui voudrait avancer l’idée que pour le moment, la meilleure porte de sortie accessible au héros transnational ayant atteint le point de non-retour (trahi par sa patrie, émotionnellement dévasté, etc.), est de devenir un fantôme, comme le formule l’épilogue. Ce nouveau statut le ferait se détacher de la dichotomie Nord/Sud pour servir ses intérêts personnels, comme projette de le faire le protagoniste de The Agent, ou pour se dresser contre une Corée perçue comme un seul et même pays, comme l’envisageait l’antagoniste de Typhoon.

Dans Typhoon (Kwak Kyung-taek ; 2005), un agent sud-coréen est chargé de retrouver et d’arrêter un terroriste d’origine nord-coréenne avant qu’il ne libère des déchets radioactifs sur le pays. Sa motivation n’a cependant rien à voir avec l’opposition idéologique habituellement invoquée dans ce genre de scénario, mais s’explique plutôt par un profond traumatisme personnel : lorsqu’il était enfant, la Corée du Sud a refusé l’asile à lui et sa famille, avant de les renvoyer dans la gueule du loup. Seuls survivants du massacre qui s’en suivit, mené par les soldats communistes, lui et sa sœur sont vite séparés, croyant que l’un et l’autre a également péri. Ainsi, l’antagoniste du film a juré de se venger de la Corée dans son ensemble, ne distinguant pas les régimes et les populations, pour reconstruire, au moins intellectuellement, l’unité coréenne dans une perspective critique très acerbe. Il est par ailleurs intéressant de remarquer que la perception du terroriste par l’agent sud-coréen est assez ambiguë, ce dernier avouant cultiver un profond respect pour la volonté sans faille de son opposant, allant jusqu’à fantasmer la possibilité d’une amitié si leurs vies avaient été différentes. Il s’agit ici, pour cet agent, plus d’une rivalité de circonstances (artificiellement construite par un ensemble de règles sociétales) que d’une adversité de convictions (qui trouverait alors ses racines dans les différences identitaires et culturelles les séparant, comme c’est généralement le cas dans les films ici évoqués). Incarnant donc ce concept de « fantôme » apatride lentement construit dans The Agent, le terroriste de Typhoon est finalement jugé par le protagoniste, non comme un tueur sans merci, mais comme une figure tragique qui « ne voulait pas détruire nos plages, mais seulement qu’on ne l’oublie pas » ; un peu comme si, au final, l’ultime juge de la Corée n’aspirait qu’à réintégrer un pays unifié.

Si cette réunification parait toujours impossible, c’est que tous les films du genre semblent refuser d’apposer un regard optimiste sur la question. C’est sans compter la très habile comédie d’action Secret Reunion (Jang Hoon ; 2010). Dans celle-ci, les deux archétypes des héros du Sud et du Nord sont mis en place de sorte à déconstruire leur relation grâce aux codes du buddy movie. D’un côté, l’agent sud-coréen qui vit pour neutraliser les espions communistes et refuse d’accepter le relâchement politique engrangé par la rencontre des deux présidents ; de l’autre, l’espion donc, qui est très vite trahi par son pays et aspire à retrouver sa famille pour vivre paisiblement en Corée du Sud. Motivé par le désir de retrouver le criminel qui lui avait échappé des années auparavant, l’agent devenu détective privé engage le jeune nord-coréen dans le but inavoué de révéler sa véritable identité. Enchaînant les retournements de situation astucieux, le scénario désamorce donc les attentes des deux héros pour passer par les étapes habituelles du film de potes. Au final, et après avoir joué avec les possibilités de dénouement attendues par le spectateur (refus de faiblesse idéologique, suicide du nordiste, etc.), Secret Reunion accorde à ses personnages le pouvoir de réapprendre à appréhender l’altérité culturelle représentée par « l’autre » coréen.

Après de nombreuses années de censure et de rigidité idéologique, l’arrivée du 21e siècle a amené avec elle de nouveaux horizons pour le cinéma sud-coréen. Sorti de son enclave politique qui l’empêchait de nuancer la représentation des nord-coréens, celui-là a vite exploité les nouvelles possibilités qui lui étaient offertes pour déconstruire à la fois le héros du Sud et l’ennemi du Nord, brouillant souvent les rôles, et franchissant, dans un sens comme dans l’autre, la frontière de ses territoires à jamais liés par l’histoire. Dans ses tentatives de redéfinition identitaire, ce cinéma a mis en branle et commencé à rebâtir, entre autres, la masculinité sudiste et l’humanisme nordiste. Si l’année 2013 a bien prouvé quelque chose, c’est que le genre est plus présent que jamais, s’ouvrant sans cesse aux évolutions de traitement dont se nourrit en partie la culture sud-coréenne pour mieux concevoir son environnement qui semble se trouver à la croisée des chemins. On attend la suite avec curiosité.

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