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Critique : Mank

Il y a des films auxquels on ne touche pas.

Des classiques si importants dans l’histoire du cinéma qu’ils l’ont marquée à l’encre indélébile avec une influence palpable des décennies après leur sortie, et n’ont eu de cesse d’être redécouverts au fil des ans, cités à tort et à travers, étudiés, analysés, décortiqués.
Généralement, on craint toujours que certains malins repassent derrière et tentent de se réapproprier maladroitement et/ou avec cynisme ces œuvres, jusqu’à tomber dans la case généralement maudite du remake. Parmi ces œuvres intouchables, il y a bien évidemment Citizen Kane, le premier film d’un génie de seulement 25 ans au moment de sa production, Orson Welles, qui multipliait les casquettes en étant producteur, acteur, réalisateur et co-scénariste.
Souvent cité en tête des classements des meilleurs films de tous les temps, il est le témoin irréfutable du talent sans commune mesure de son auteur, et son impact à travers le temps n’a fait que confirmer cela.
Alors imaginez l’affront si quelqu’un venait aujourd’hui rectifier quelque peu l’histoire et remettre les pendules à l’heure sur la parenté de Citizen Kane, et l’origine de son scénario révolutionnaire à l’époque.
Tout de suite, on aurait de quoi crier au scandale. Sauf si ce quelqu’un s’appelle David Fincher.

Et puisqu’on en est à citer les différents auteurs d’une œuvre, Mank n’est pas le seul produit du réalisateur de Seven ou Gone Girl, mais un projet de très longue date assez spécial pour lui, puisque c’est un scénario écrit par son père Jack Fincher, décédé en 2003, qui a failli être produit dans les années 90.
Le temps est ici un facteur important puisque c’est sur cette notion que le film va afficher son projet quelque peu paradoxal dès les premières minutes, où l’on découvre une mise en scène élégante en noir et blanc qui s’évertue à recréer tous les tropes de l’époque dès son générique, pour sembler sortir tout droit des années 30.
Mank perturbe d’entrée de jeu par un incroyable travail sur le son, où tout a été fait pour reproduire le timbre et la texture des enregistrements de voix de l’époque, avec une sorte d’écho et de distance propre aux films de cette ère, le tout appliquée à une image d’une pureté cristalline, en noir et blanc certes, mais dans un scope flamboyant au piquet délirant et pour cause, le tout a été tourné avec la dernière gamme de caméras numériques RED en 8K !
Le contraste entre la finesse folle des images, malgré un grain typique d’une pellicule, et un audio quelque peu ampoulé (mixé en mono !) n’aide pas forcément à entrer dans le film tant le mimétisme maniéré saute aux yeux et aux oreilles, et ce n’est pas la seule batterie d’artifices utilisés, comme des brulures de pellicule pour simuler les changements de bobines ! Si vous ne savez pas ce que c’est, Fincher l’expliquait déjà très bien dans son Fight Club

Passé la surprise et le léger temps d’adaptation nécessaire pour accepter la forme de cette peinture des années 30-40, on pouvait craindre aussi que Fincher père et fils se confortent à singer Citizen Kane dans les moindres détails, montrant çà et là des éléments de la vie du scénariste Herman J. Mankiewicz dont il est question pour pointer les similitudes directes avec son script.
S’il y a quelques clins d’œil inévitables (le plus évident étant le plan de la bouteille qui tombe du lit en référence à celui de la boule de cristal), et si la structure narrative en va-et-vient perpétuel rappelle celle du film dont il est question, il est fort rassurant de voir qu’ici le projet est bel et bien de dresser le portrait d’un homme sur une courte période, avec toute l’agitation autour de lui lors de la confection du script de Citizen Kane, et de revenir un peu en arrière pour comprendre tout ce qui a pu nourrir son écriture, mais aussi comprendre l’époque, que ce soit via l’industrie du cinéma ou le climat social.

Les amoureux de 7ème art qui viennent voir Mank pour découvrir les coulisses de cette ère seront servis, puisqu’on y traverse les studios MGM et Paramount pour y voir des réunions de scénaristes en y croisant les célèbres David O. Selznick (producteur d’Autant en Emporte le Vent) ou évidemment Joseph L. Mankiewicz, frère du personnage qui nous intéresse et futur réalisateur de Eve ou Cléopâtre. Fort d’une reconstitution soignée, les références fusent à tout va, l’histoire du cinéma de l’époque semble se dérouler naturellement en arrière-plan et il y a une jubilation certaine, à l’instant du Avé César des frères Coen, ou du plus récent Once Upon a time in Hollywood de Tarantino, à revisiter une période importante de l’industrie de rêves. Un jeu qui n’évite pas ses propres écueils, tant il faut connaître en amont les personnes et éléments cités à tout va pour pleinement comprendre ce dont il est question, ce qui limitera la portée d’une partie du film aux seuls cinéphiles. C’est toujours le risque quand le cinéma parle de lui-même, sa capacité autoréflexive étant passionnante à condition d’avoir les bagages suffisants pour apprécier le simulacre, et en saisir toute la richesse, tout comme on peut trouver la démarche nombriliste et limitée.

L’ambition de Mank n’est heureusement pas d’être un simple making-of, ou une ode à la créativité sans fin d’un seul homme. En jouant avec le temps, et notamment des lignes de scénario qui viennent introduire littéralement chaque séquence à l’écran (Extérieur nuit, Tel lieu, tel date…) en permettant d’y voir plus clair sur la continuité, le but est de comprendre l’époque et les différents éléments qui ont nourri Mankiewicz, aussi bien dans le monde du cinéma qu’en dehors, avec les fantasmes qu’il véhiculait, son instrumentalisation montante et l’impact au niveau global, le tout se passant en partie durant les élections du gouverneur de Californie en 1934, à une époque où les patrons de grands groupes commençaient à utiliser les outils à leur disposition, aussi bien les actualités diffusées au cinéma que les journaux, pour manipuler l’opinion et les résultats à grand coup d’information falsifiée.
Ça vous rappelle quelque chose ?
Si le sujet est d’actualité, et était déjà au cœur de Citizen Kane, c’est qu’il vient bien de quelque part. Herman J. Mankiewicz a évolué dans ce milieu, et c’est sans doute la première chose qui intéresse les Fincher ici, à savoir le parcours d’un artiste au milieu des puissants, qui a été porté au pinacle par ses derniers tant il a nourrit leur machine, jusqu’au moment où il assiste à des opérations étranges et voit de très près le caractère volatile et mensonger de tout ça, comme la presse insistante sur l’actrice Marion Davies, façonnée par le magnat de la presse William Randolph Hearst pour faire grimper sa popularité entre autre choses. Hearst était l’influence principale pour le personnage de Charles Foster Kane, et Mank montre comment Herman a évolué dans un cercle aussi prestigieux et déconnecté de la réalité, comme en témoigne plusieurs scènes de soirées guindées, où l’homme se confronte à des idéaux bien différents des siens, dans des échanges virulents et enlevés qui rappellent la plume d’un Aaron Sorkin.
Le parallèle est d’autant plus évident que de la même manière que The Social Network, la caméra vive de Fincher capture la performance de ses comédiens sans oublier de traduire la vivacité de leurs conversations, dans des joutes verbales passionnées et passionnantes.

Au milieu de ces entreprises colossales, de cette richesse et de ses paillettes, que reste-t-il des hommes ? C’est sûrement la thématique première du film, qui montre à plusieurs reprises les conditions de travail de ceux d’en bas, les ouvriers de studios, les acteurs ratés qui y croient encore et ceux qui survivent comme ils peuvent au milieu des requins, encore plus au sortir de la Grande Dépression. Les personnages principaux de Mank, ceux qui gravitent autour du scénariste, sont tous à leur manière sujet de la lutte d’un homme contre un système qui l’a créé, et qui veut le garder au pas.
Citizen Kane était une commande de Welles à Mankiewicz, qui avait 60 jours pour pondre un tel document ! Un paramètre déjà péremptoire et complexe, qui conditionnait paradoxalement tout ce que raconterait le film et le parcours de son créateur, devant coucher sur le papier sa vision du monde, face à une industrie voulant parler aux gens tout en exploitant ses derniers, les fortunes à sa tête n’étant plus aussi sûr du fond dès lors qu’il les remet en cause.
Il n’y a qu’à voir le patron de la MGM parcourir ses studios en se passant la pommade, vantant que sa corporation est dédiée avant tout à l’art (Ars gratia artis !), à une quête d’émotion perpétuelle pour le spectateur, avant d’aller annoncer à ses employés qu’il va falloir réduire leur salaire de moitié un certain temps, et que ce manque finira par être remboursé après…
On vous laisse voir ce qu’il en adviendra.

Cette lutte contre l’hypocrisie d’un milieu qui se croit tout permis est au centre de Mank, avec son héros grande gueule et d’une honnêteté totale qui va assister à la perversion de son art par ceux qui le font. C’est finalement en ça que le nouveau film de David Fincher s’avère touchant, tant il a à cœur de replacer dans son contexte la place d’un homme important dans l’histoire même si celle-ci l’a oublié. C’est un film qui célèbre la création tout en montrant combien elle est difficile dans un environnement où l’argent règne en premier lieu, qui salue l’intégrité folle qu’il faut pour parvenir à créer de concert un film qui en gardera la trace, la lutte permanente face à une industrie qui se voudrait progressiste et transparente, mais dont le fonctionnement même va à l’encontre d’un tel objectif. Cette intégrité dont il est question transpire dans tout Mank, qui a failli être fait une première fois à Hollywood mais refusé par les studios parce que Fincher voulait le faire en noir et blanc. Tout comme Mankiewicz a dû se mettre en marge d’Hollywood pour écrire Citizen Kane, Fincher a dû passer par Netflix pour faire un tel film. Un paradoxe génial, qui souligne la pertinence de cette introspection sur une industrie qu’elle-même est incapable de faire aujourd’hui, reflétant tous les problèmes qui la régissent, avec des ramifications bien plus grandes qui touchent au système social et économique sur lequel elle repose.

La boucle est d’autant plus bouclée que Mank est la nouvelle œuvre d’un auteur ultra reconnu, dont on a de cesse de saluer le talent, et qui s’évertue ici à dire qu’un long-métrage n’est pas seulement le fruit de son réalisateur, mais bien d’une équipe toute entière dont l’importance est parfois toute aussi capitale. A ce titre, il faudrait saluer bon nombre de collaborateurs de Fincher, comme son directeur de la photographie Erik Messerschmidt dont c’est le premier long-métrage à ce poste après avoir travaillé sur la série Mindhunter. Le style Fincher, avec des cadrages ultra soignés, aux mouvements millimétrés, et où chaque image fait sens, est bel et bien là tout en se mariant à merveille à cette esthétique particulière. Plus surprenant, Trent Reznor & Atticus Ross quittent pour de bon leur musique électronique et accouche d’une bande originale jazzy stupéfiante compte tenu de leur pedigree, où les rythmes swing côtoient des compositions orchestrales plus amples et touchantes, le tout prouvant la flexibilité délirante des musiciens et une capacité d’adaptation qu’on n’imaginait pas aussi vaste. Enfin, il serait criminel de ne pas revenir une seconde sur un casting absolument parfait, Gary Oldman trouvant ici un rôle à sa mesure et digne de ses meilleures heures, tandis que Tuppence Middleton, Lily Collins et même, rendez-vous compte, Amanda Seyfried (!), sont absolument excellentes. Il est d’ailleurs amusant de voir combien leurs visages et le travail d’éclairage siéent à merveille à l’époque, signe que rien n’a été laissé au hasard.

Si Mank parle d’un sujet historique avec un degré de véracité qu’on peut imaginer aisément fidèle à la réalité étant donné la carrière de journaliste de Jack Fincher avant d’écrire ce film, le tout prend une signification d’autant plus émouvante quand on sait que le scénariste de ce film qui met en avant un autre écrivain n’est autre que le père défunt de son réalisateur.
Ce point synthétise d’ailleurs très bien le film : si vous ne le savez pas, il perd quelque peu de sa beauté et il reste à bien des égards un objet méta, qui exige certaines connaissances pour l’apprécier à sa juste valeur. Pourtant, aussi intimidant soit-il dans cette optique, tout comme il est impressionnant dans sa radicalité formelle et son refus du compromis, que son mode de distribution reflète d’ailleurs à la perfection, Mank parle d’un monde passionnant, dont la portée est plus grande qu’on peut le croire tant elle finit par contaminer tout ce qui l’entoure, reflétant implacablement les paradoxes de l’humain et mettant en avant la valeur absolue du 7ème art quand il est fait avec le cœur et les tripes, tout comme ses dangers quand il est utilisé à des fins politiques.

Là-dessus, ni Fincher, Mankiewicz, ou même Orson Welles ne donneraient tort à Louis B. Mayer :
Ars Gratia Artis, l’art pour l’art.

Mank, de David Fincher – Disponible sur Netflix

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1 commentaire

  • par Dom
    Posté dimanche 6 décembre 2020 12 h 13 min 0Likes

    Eh bien, très bel article pour lequel je vais tout simplement écrire : tout à fait d’accord !

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