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Critique : In Fabric

Le Toronto International Film Festival s’est terminé ce dimanche 16 décembre. Le public, qui a eu le choix entre plus de 300 films, a couronné Green Book de Peter Farrelly avec Mahershala Ali et Viggo Mortensen. Le film sortira en France le 16 janvier prochain. Il a également récompensé dans la catégorie « Midnight Madness » The Man Who Feels No Pain, comédie d’action indienne signée Vasan Bala. Le Jury, lui, a préféré Cities of Last Things, film taiwanais de Wi Ding Ho.
Tout le reste du palmarès est à consulter ici.

Mais intéressons nous à un autre film de la sélection « Midnight Madness » : In Fabric, nouveau film du réalisateur Peter Strickland à qui l’on doit The Duke of Burgundy et Berberian Sound Studio.

 

LA CRITIQUE

Au milieu du paysage souvent monochrome du film de genre, se tient un auteur anglais qui défie toutes les prédictions. Lorsqu’est sorti son deuxième long-métrage, Berberian Sound Studio, Peter Strickland s’est révélé sur la scène mondiale armé d’un ovni cinématographique alliant intrigue inhabituelle et traitement euphorisant. L’alliance parfaite entre un sujet et sa fabrication narrative. The Duke of Burgundy, drame lesbien romantique formidablement bien mené, marquait toutefois une certaine baisse d’audace formelle de la part du réalisateur. Que les amateurs d’expériences de cinéma uniques soient rassurés : avec In Fabric, Strickland pousse les compteurs de la hardiesse et de l’impudence narrative au maximum, et peut-être même au-delà.

Qu’est-ce qui vous passe par la tête lorsque vous allez acheter un vêtement ? Visiblement, Peter Strickland pense à énormément de choses. Par exemple : qui a déjà porté cette robe ? Est-elle maudite ? Habitée ? Consciente peut-être ? Que révèlera-t-elle de la personne qui la porte, de ceux qui la voient ? Que signifie l’expérience même du choix et de l’achat du vêtement ? Tant de questions à l’origine de l’histoire de son nouveau film, dans lequel plusieurs individus viennent à porter une splendide robe rouge aux effets secondaires surnaturels.

In Fabric marque un retour aux influences du giallo, au montage hallucinogène, aux inserts sans liens avec l’intrigue et aux jaillissements sonores inattendus, aux développements scénaristiques imprévisibles, aux personnages insaisissables, à l’amplification extrême d’aspects banals du quotidien jusqu’à ce qu’ils deviennent si aliénants qu’il est impossible de ne pas y repenser constamment une fois sorti de la salle. Comme avec son exploration du montage sonore, Strickland transforme l’acte de l’achat consumériste en événement colossal, capable de porter des conséquences démesurées.

Le magasin de luxe dans lequel est vendu la fameuse robe est présenté comme un temple dans lequel chaque recoin dissimule la part surnaturelle des choses. Le gérant, un vieil homme décrépi à peine capable de tenir debout, fait ressortir ses yeux globuleux lors de ses deux scènes importantes, l’une d’elles le montrant se masturber avec férocité à la vue d’un mannequin en plastique déshabillé et nettoyé par les vendeuses du magasin. Sa semence vole d’un bout à l’autre de l’écran alors que son employée passe méticuleusement ses doigts entre les poils pubiens du corps factice allongé au sol, et que la musique du groupe Cavern of Anti-Matter nous transporte vers un autre plan de perception. Les vendeuses, imaginées comme des instruments de vente autres, détachés de l’humain, dorment recroquevillées dans des boîtes et déballent des logorrhées limpides mais si inutilement sophistiquées qu’elles provoquent le rire.

C’est aussi là que Strickland vient surprendre : In Fabric est un film hilarant, qui déclenche des crises d’allégresse incontrôlables en raison de son écriture précise et du timing parfait de ses acteurs campant des individus aux comportements anormaux, asociaux, quasiment inhumains. Incapables d’entretenir une conversation superficielle, ses personnages s’expriment en grognements, regards déconcertés, ou monologues inutiles. Mention spéciale aux deux banquiers normaux en surface mais finalement totalement atteints, jubilant jusqu’à la transe à l’écoute d’un réparateur de machines à laver déballant sans but une quantité phénoménale de termes techniques incompréhensibles.

Libre à vous d’interpréter comme bon vous semble l’autopsie méticuleuse du shopping, des tissus et de l’image personnelle qui en découle proposée par le réalisateur, qui n’impose jamais de grille de lecture évidente à son film. Plus intéressé par ses expérimentations formalistes, Strickland laisse le soin du sens final à un public en qui il a entièrement confiance. Chaque plan, chaque transition entre ces derniers, est d’une sophistication sans pareille qui met à l’amende tout le reste de l’industrie. Absolument toutes ses scènes ont un effet déterminant sur le spectateur, qui en ressort toujours marqué par une image (le cauchemardesque plan de la robe lévitant seule au-dessus de sa détentrice endormie), un son (le cri strident sorti de nulle part lors des transitions hypnotiques) ou un mélange des deux (la publicité télévisuelle pour le magasin, passée en boucle avec sa musique entêtante jusqu’à l’envoûtement).

Certains se demanderont peut-être avec agacement quelle est la finalité substantielle d’un film à la forme si hyperbolique. La réponse est dans la question. In Fabric est une expérience unique, un assaut sensoriel intransigeant qui déjoue aisément les approches ultra-analytiques du visionnage au profit d’une glorification du ressenti, qui guide le public du rire à l’effroi et de la confusion à la fascination.

In Fabric, de Peter Strickland – Sortie le 20 novembre 2019

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