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Critique : Trois Mille Ans à t’Attendre

Au moment où on écrit ces mots, George Miller est au beau milieu de l’Australie en train de tourner Mad Max : Furiosa, prequel de son ultra célébré Fury Road où il reviendra sur les origines du personnage magnifiquement joué par Charlize Theron en 2015, qui sera ici interprété par Anya Taylor-Joy. Évidemment, l’attente autour de ce projet est colossale, compte tenu du succès du quatrième Mad Max qui a remis Miller en odeur de sainteté dans le monde entier.

Mais comme le cinéaste australien n’est jamais là où on l’attend, il a profité de ce retour en grâce pour concocter entre temps un autre de ses improbables projets, encore un qui le suivait depuis longtemps, puisque Trois Mille Ans à T’Attendre voguait dans les envies du réalisateur depuis les années 90. En y regardant de plus près, cela n’a rien d’étonnant tant le film condense toutes les interrogations de son créateur sur son art…

George Miller a toujours été passionné par la narration et le pouvoir des récits, avec cette question fondamentale : pourquoi l’homme a-t-il besoin de se raconter des histoires depuis la nuit des temps ? Grand amateur des travaux de Joseph Campbell (chose qui se voyait à peine dans sa filmographie), ses films revêtent des narrations explicites, du livre de conte lu dans les deux Babe aux légendes de Mumble et Max transmises dans les Happy Feet et les Mad Max sous forme orale par ceux qui les ont côtoyés.
Et Trois Mille Ans à T’Attendre est à cet égard l’essai ultime de Miller pour se confronter à cette thématique et essayer de la sonder une bonne fois pour toute, afin de comprendre pourquoi diantre notre espèce humaine n’a jamais eu de cesse de se passionner pour les histoires.

Le personnage principal de son nouveau film est sans doute l’avatar le plus proche du réalisateur qu’il ait pu mettre en scène, puisque Alithea, jouée par Tilda Swinton, est une grande solitaire experte en narratologie, qui dévore les bouquins en tout genre et traverse le monde de temps à autre pour trouver de nouveaux récits, tout en donnant des conférences sur le sujet.
Elle y explique notamment que les mythologies en tout genre sont des moyens pour l’humanité de mettre des mots sur ce qui lui est alors inexplicable, et qu’elles sont amenées progressivement à être remplacées par la science à mesure que l’être humain décortique et comprend son monde.
Un postulat presque nihiliste, puisqu’il implique à terme la disparition des mythes, voués à devenir caducs face à un savoir toujours en expansion.
C’est alors qu’elle va tomber sur une bouteille mystérieuse dans un bazar d’Istanbul, et libérer un Djinn lui accordant trois vœux, tout en lui contant les 3000 ans qui l’ont amené à elle.

Difficile de faire plus Miller qu’une telle structure narrative, où l’on a ce coup-ci non pas un, ni deux, ni trois, mais quatre récits parallèles, le Djinn campé par Idris Elba divisant ses 3000 ans de pérégrinations avec trois contes, présentés comme tels avec des cartons titre pour chacun, au milieu de sa rencontre avec Alithea.
L’occasion pour Miller de voyager dans le temps et de dépeindre des époques totalement inédites dans son œuvre, en plongeant dans le folklore historique du Moyen-Orient avec ses sultans, ses reines divines et ses codes fantastiques, où la musique peut devenir un puissant outil de séduction, un guerrier se transformer en araignée et les mathématiques offrir une expérience transcendantale.
En s’aventurant dans de telles contrées mythologiques, le cinéaste se confronte aussi aux récits les plus primitifs qu’il ait pu croiser dans sa carrière, afin de voir si leur contenu, leur morale ou leur message ont tant changés, si la nature même des histoires et leur utilité sociétale et philosophique ont mutées à travers les âges.

Tout ça ne vient pas de nulle part puisque le film est basé sur l’une des nouvelles du recueil de contes « Le Djinn dans l’œil-de-rossignol » de l’auteur britannique A.S. Byatt, et dans cette idée de transmission, du Djinn à Alithea, d’un conteur à son auditeur, d’un cinéaste à son spectateur, ou tout simplement de la survie d’un récit et de ses personnages à travers le temps, le film revêt une saveur particulière quand on sait que George Miller l’a écrit avec Augusta Gore, sa fille, inscrivant le principe de transmission à tous les niveaux possibles.

Et puisqu’il est question d’adaptation et de mutation d’un récit d’un support à un autre, il faut bien avouer que le réalisateur risque de surprendre un paquet de monde avec son nouveau film tant Trois Mille Ans à T’Attendre opère un virage à 180° face ses travaux précédents.
On sait que Miller est un réalisateur musical, et pas seulement parce que les Happy Feet sont des comédies musicales : un film comme Fury Road repose principalement sur une pulsation rythmique constante, les nappes sonores du compositeur Tom Holkenborg tapissant tout le film pour accroître la sensation de fuite perpétuelle en avant, quand tout ça ne pétaradait pas dans tous les sens dans un déluge d’action. Fait de peu de mots, Fury Road construisait son récit à la seule force de ses images et de leur mise en mouvement, le tout construisant une symphonie sauvage.

Ici, rien à voir : pour coller à la nature verbale de ses narrateurs, Miller leur laisse le champ libre et s’efface derrière eux, afin de mettre en avant et d’honorer la forme originelle de la narration : celle par les mots. Ainsi, on a presque l’impression que ce nouveau film est fait en réaction au précédent, comme une sorte d’anti-Fury Road qui délaisse une approche symphonique et sensitive pour passer à une abondance de mots, avec le moins d’artifices possible.
Concrètement : il y a très peu de musique dans Trois Mille Ans à T’Attendre, la première n’arrivant qu’au bout d’une demi-heure en faisant partie intégrante d’une des histoires du Djinn.
C’est avant tout les voix de Tilda Swinton et d’Idris Elba qui constituent la majorité écrasante du spectre sonore du long-métrage, et c’est elles qui lui donnent son pouls, comme si on était au coin du feu avec eux, à se laisser porter par leurs tonalités, intonations, ponctuations et j’en passe, pour rythmer l’ensemble.
Il en ressort une sensation de flottement perpétuel, à voir des plans parfaitement pensés, porteurs de sens et parfois sublimes, s’enchaîner dans une ambiance feutrée, calme et intime, avec juste les voix des personnages et les quelques bruitages propres aux images comme son.

Un côté lancinant et nébuleux qui jure complètement avec ce à quoi Miller nous a habitué, d’autant que la promotion est quasi-traître à ce niveau avec son trailer survitaminé sur la guitare criarde du morceau 2020 du groupe Suuns.
Ce déluge d’images folles dans une vibe rock délurée ? Oubliez, c’est un best-of ultra condensé des visions certes magiques qui égrainent tout le film, mais dans une tonalité totalement différente.
Car oui, Trois Mille Ans à T’Attendre offre un voyage parfois fascinant dans ses contrées imaginaires ou fantasmées du temps, au détour de ses contes cruels et des affres du destin.
Mais il le fait doucement, patiemment, tranquillement, au simple son des voix, sans la moindre énergie rock ou musicale. A l’image des conférences que donnent Alithea, le film ressemble plus à un exposé sur la nature des récits, et à un questionnement perpétuel sur leur fonctionnement, dans un long dialogue entre deux âmes solitaires. Les images sont belles et pullulent de symboles qui ne demandent qu’à être décortiqués comme toujours chez le metteur en scène, mais dans un projet plus cérébral qu’à l’accoutumée, qui met de côté les procédés sensoriels pour vous laisser instaurer une sorte de méditation, ou du moins une atmosphère suffisamment posée pour que vous puissiez pleinement comprendre chaque phrase, et presque instaurer un dialogue avec les protagonistes. Comme si Miller voulait que nous soyons les plus concentrés possible, pleinement disposés à assimiler chaque récit, la morale de chaque partie, et le poids de chaque mot.

Alors forcément, quand on sait combien on était habitués à être embarqués par un style aussi prenant que celui de Miller précédemment, où la musique et le rythme étaient toujours au cordeau tout en offrant des explosions de sensations, Trois Mille Ans à T’Attendre est forcément déroutant, étrange, rarement sensuel dans son approche, presque trop sérieux et érudit compte tenu des images qu’il propose.
Mais c’est aussi le film d’un artiste qui reste plus que jamais fidèle à ses obsessions, et qui a toujours eu le chic pour voguer entre les esthétiques, s’évertuant à explorer le chant des possibles au cinéma.
Compte tenu de l’importance du récit oral dans l’histoire des histoires, Trois Mille Ans à T’Attendre est sa tentative ultime de se frotter à cette forme de narration, et de l’embrasser pleinement.

Le résultat, qui prend à rebrousse-poil certains des aspects les plus grisants du 7ème art avec son arythmie globale, impose une certaine distance avec ses personnages par le flegme dont il fait preuve, et la tranquillité qui l’anime. Et étrangement, quand bien même cette retenue peut inquiéter par moment ou laisser froid, alors même qu’on aurait aimé être transporté tout du long là où le film revendique haut et fort de prendre son temps, son 3ème acte glisse sur un terrain plus mélodramatique, voir classique, sans tomber pour autant dans le pathos, et surprend par sa chaleur alors que les réponses qu’apportent la fin semblent contenir en elles la force de l’évidence, avec une simplicité désarmante qui risque de frapper en plein cœur n’importe quel féru d’histoires.

Miller y semble en pleine symbiose avec lui-même, comme s’il venait de craquer une petite partie du code qui l’obsède depuis toujours, avec sa part de magie et d’humanité, tout en gardant une part de mystère propre à l’existence.

Tant pis si le périple était moins rock’n’roll que prévu, et son déroulement par moment monotone.

Car ce sentiment d’apaisement presque candide nous poursuit à la sortie de la salle, comme s’il portait en lui la sagesse infinie d’une vie vouée aux histoires, et d’une histoire vouée à la vie.

Trois Mille Ans à T’Attendre, de George Miller – Sortie en salles le 24 août 2022

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