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Critique : The Disaster Artist
Le microcosme cinéphile parisien s’est agité ces derniers jours suite à la venue de Tommy Wiseau pour des projections de The Room, dont il est le réalisateur et qui est considéré comme l’un des pires films de l’histoire du cinéma.
C’est son histoire que James Franco a choisi de mettre en scène. Le réalisateur incarne aussi le personnage avec à ses cotés Seth Rogen, Alison Brie, Sharon Stone, Zac Efron ou encore Josh Hutcherson.
LA CRITIQUE
Les biopics sont un genre occupant une place fort étrange à Hollywood. Ils sont perçus comme « prestigieux » au sein de l’industrie, mais se retrouvent rarement parmi les films les plus rentables de l’année. Ils constituent une scène sans égale pour que les acteurs déroulent leurs imitations toujours plus bluffantes de personnages réels, mais se soucient bien trop souvent de leur place parmi les Oscars et autres complètement inutiles Golden Globes au détriment du pouvoir que confère le médium cinématographique. Chaque fin d’année, c’est la même chose : les biopics s’enchaînent et se ressemblent immanquablement. Qu’ils soient construits autour d’un épisode spécifique ou qu’ils se présentent comme une succession de vignettes sélectionnées, beaucoup oublient qu’ils ne sont pas des documentaires, et s’embourbent dans un académisme formel d’un ennui que les autres genres ont du mal à atteindre. Certes, les meilleurs réalisateurs peuvent en tirer des œuvres phares (Lawrence of Arabia, Braveheart, The Social Network, Lincoln, American Sniper, etc.), mais les mérites de ces films reposent bien plus sur leurs prouesses techniques et leur portée culturelle que sur une quelconque performance d’acteur ou authenticité historique.
Que penser, alors, de The Disaster Artist, ce projet aux airs vains de James Franco, qui se transforme en Tommy Wiseau pour traiter de la création d’un film lui-même vaniteux et narcissique, en plus de s’être fait une place sur le podium des plus mauvais longs-métrages jamais réalisés ?
Si Franco ne lésine pas sur la transformation et le « method acting » (il serait resté dans son rôle en tout temps sur le plateau), les mérites de son projet se situent avant tout dans l’approche et le propos, plutôt que dans la démonstration. The Disaster Artist est parcouru de paradoxes puissants et propices aux questionnements : il s’agit d’un film à la maîtrise formelle remarquable, traitant d’une œuvre généralement considérée comme formellement inepte ; il est mené par un acteur accompli, interprétant un individu incapable de jouer un rôle ; il met en scène une amitié infaillible, pourtant vampirisée par une possessivité maladive ; et il prétend par-dessus tout comprendre un protagoniste dont on ne sait concrètement pas grand-chose.
Ces contradictions donnent lieu à la mise sur pellicule d’une figure parmi les plus fascinantes et attachantes du 7e art. Tommy Wiseau, ce type chevelu à l’accent est-européen et au compte en banque inépuisable, n’a pas d’amis avant de rencontrer le jeune acteur Greg Sestero et de le happer dans son tourbillon d’énergie irrésistible. Ce dynamisme hors norme tient du fait que rien ne sépare les désirs de Wiseau et de ses actions : s’il lui prend l’envie de faire quelque chose, il le fait immédiatement, sans barrières, sans hésitations. Plusieurs fois, il encourage les techniciens de son film à « faire leur boulot, tout simplement », sans se soucier des obstacles qui leur barrent la route. L’énigmatique réalisateur improvisé ne semble en effet pas traiter les informations de la même manière que la plupart d’entre nous. Cela se ressent tout particulièrement lors du tournage d’une scène, dans laquelle son compère lui raconte une histoire tragique, à laquelle Tommy répond en riant à gorge déployée. Lorsque son équipe lui demande pourquoi il rit, Wiseau se contente d’expliquer qu’il s’agit d’un comportement humain normal selon lui. « Les gens sont fous », ajoute-t-il.
On comprend dès lors que la légendaire nullité de The Room ne peut pas forcément être attribuée à un manque de talent de la part de Wiseau, mais plus fondamentalement à un immense décalage cognitif. Comment un homme incapable d’assimiler les règles fondamentales régissant les interactions humaines pourrait-il réaliser une œuvre conforme aux attentes narratives de spectateurs éduqués à une certaine idée de la vraisemblance au cinéma ? Comment pourrait-il communiquer clairement ce qui, pour lui, constitue un drame ? Et surtout, comment le public peut-il appréhender le monde sous le prisme d’une vision aussi singulière, aussi déphasée ?
C’est là que le film de Franco se détache très clairement d’autres biopics consacrés aux loosers qui ont récemment fait leur apparition (Eddie the Eagle, Florence Foster Jenkins, etc.) : en plus d’éviter assez habilement les écueils sentimentalistes et mélodramatiques du genre, il dépasse son statut pour faire office de grille de lecture transitionnelle, de médiateur entre les spectateurs et le film de Wiseau, indépendamment incompréhensible au premier degré. The Disaster Artist est un excellent film rendu possible par l’existence d’un film perçu comme abominablement mauvais, et qui à son tour en devient d’autant plus fascinant. Un bel exemple d’art nourrissant l’art, par-delà ses qualités concrètes.
Franco n’hésite pas non plus à proposer un portrait nuancé de son sujet, qui traverse des scènes mettant en avant sa paranoïa (« Tout le monde me trahit ! ») et son inaptitude à comprendre les besoins fondamentaux de son équipe de tournage (il refuse de payer pour la climatisation ou même des bouteilles d’eau, n’en voyant pas l’utilité). Dans ses pires moments, Wiseau est dépeint comme un tyran de plateau susceptible et émotionnellement instable ; dans ses meilleurs, comme un rêveur romantique incompris, qu’Hollywood ne saura jamais assimiler.
L’hilarité provoquée par le visionnage de The Room est du même acabit que celle déployée par les adolescents devant les films d’horreur : il s’agit d’un mécanisme de défense contre l’inconnu, contre l’imprévu. Wiseau, les mains libres, a fait son film comme il l’entendait, or personne ne l’a entendu comme il le souhaitait. The Disaster Artist propose de guider le cinéphile vers cet inconnu, et célèbre par la même occasion le pouvoir de la force créatrice en toutes circonstances. Le biopic demeure bien trop souvent une excuse pour le déroulement d’interprétations d’acteurs ultra-techniques (la moitié des Oscars masculins sur les 28 dernières années ont été gagnées pour des rôles de personnes réelles, souffrant d’une maladie ou d’un handicap…), alors oui, James Franco offre une prestation remarquable, et le film est « basé sur une histoire vraie », mais cela a finalement peu d’importance face à la portée critique et métadiscursive de l’œuvre sur la conception et la réception cinématographiques, sans laquelle il ne serait qu’une pierre de plus sur l’édifice de la banalité. Drôle, équilibré et instructif… The Disaster Artist serait-il un biopic digne de ce nom ?
The Disaster Artist, de James Franco – Sortie le 7 mars 2018
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