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Critique : Matrix Resurrections

Initialement, il ne devait pas y avoir un Matrix 4.

Les Wachowskis l’avaient annoncé à la fin de leur trilogie, et malgré les requêtes annuelles de la Warner Bros pour un nouvel opus, le duo continuait son chemin loin de l’univers qui les imposa au monde entier. Alors forcément, quand les premières rumeurs d’un quatrième volet (cinquième si on prend en compte Animatrix) firent surface, il y avait de quoi s’inquiéter, surtout que ses créatrices n’étaient pas impliquées, les droits appartenant au studio.
Et la surprise fut encore plus grande quand le créneau fut récupéré par une Lana Wachowski désormais seule à la réalisation, Lilly ayant préféré rester en retrait en expliquant qu’elle en avait fini avec la science-fiction. Avec l’aide de David Mitchell, l’auteur du roman Cloud Atlas, et de l’écrivain/scénariste Aleksandar Hemon, Lana retourne donc tête baissée dans la matrice, avec le retour de Keanu Reeves et Carrie-Anne Moss, un élément des plus surprenants vu le funeste sort réservé à leurs personnages à la fin de Matrix Revolutions…

Sur le papier, ce Matrix Resurrections sentait la récupération facile à plein nez, à une époque où les studios courent après les licences et personnages connus pour attirer le public, un phénomène auquel les Wachowskis ne se sont jamais données et qui va à l’encontre de leur profession de foi, elles qui ont toujours œuvré pour offrir des expériences inédites sur un écran de cinéma.
Dès son titre presque grossier, on pouvait se demander ce qu’avait à dire ce quatrième chapitre des aventures de Neo et Trinity, d’autant plus improbable que le grand public manifeste une vraie hostilité à l’encontre de Matrix Reloaded & Revolutions, la plupart clamant fréquemment que « Matrix, c’est un seul film… » et le box-office de la saga ayant fortement chuté entre les 2 et 3.
S’il y a un point sur lequel le studio a très bien géré sa barque, c’est sur un marketing particulièrement mystérieux, où ce nouveau long-métrage a des airs de remake du premier sans tout à fait en être un, peut-être une suite directe qui ne prendrait pas en compte les autres comme c’est devenu la mode en ce moment…

Attention pour ceux qui veulent garder intactes les nombreuses surprises que réserve le film : en parler sans révéler quelques éléments de base tient presque de l’impossible et par conséquent, on vous conseille fortement de vous arrêter là pour ne rien vous gâcher, car il faut bien avouer qu’il est extrêmement plaisant de voir une production qui a su garder le secret…
Si vous vouliez juste un avis rapide sur le film, allez directement au dernier paragraphe !
Maintenant que c’est dit, rentrons dans le vif du sujet.

Une chose est claire très vite dès le début du film : il ne devait pas y avoir de Matrix 4 !
Et c’est le film lui-même qui le dit, en intégrant cette donnée dans un vaste dispositif méta-textuel qui remet en perspective la réception de la saga et de ses suites avec un concept narratif assez étonnant. Le personnage de Keanu Reeves est donc vivant dans un monde tout ce qu’il y a de plus « normal », et il est un célèbre développeur de jeux vidéo grâce à 3 titres innovants ayant marqué les esprits au début des années 2000…
Vous voyez le truc arriver à toute vitesse : il s’agit bel et bien de la trilogie Matrix que nous connaissons, qui aurait donc été vidéoludique et pour lequel Thomas Anderson se serait fortement inspiré de sa propre vie, et d’une femme qu’il croise souvent dans le café du coin…

Lana Wachowski va ainsi opérer durant la première demi-heure un commentaire intra-diégétique sur la nature même du film qu’elle réalise puisque le comité de direction de l’entreprise de Thomas Anderson va lui réclamer la suite tant attendue de son œuvre, à savoir un Matrix 4 ! Au détour de scènes de réunions où de jeunes développeurs s’expliquent avec leurs supérieurs pour savoir ce que devrait être ou non cet épisode inédit, la réalisatrice s’amuse de l’impact culturel de sa saga et de sa réception auprès du public ou de l’industrie, avec ces employés qui clament que Matrix se doit d’être « What the fuck ! », que les gens se souviennent du Bullet time et en réclament, ou encore que sa longévité est due à sa capacité à retourner le cerveau.
Au travers de cet exercice autoréflexif fort étrange, Lana va jusqu’à internaliser son propre statut et son passif avec la société de production puisqu’un personnage dit carrément au héros que Warner Bros va faire ce nouveau jeu avec ou sans eux, et que c’est une offre à prendre ou à laisser. On saluera l’honnêteté du studio de s’être prêté au jeu et de laisser le dialogue en question, alors que la cinéaste y dépeint une industrie calculatrice totalement déconnectée du processus créatif et artistique, réduisant une telle œuvre à des gimmicks…

Lana Wachowski semble s’amuser à dire : « vous vouliez un Matrix 4, le studio voulait un Matrix 4, le public réclamait un Matrix 4… Mais pourquoi faire ? »
Cette démarche se retrouve plus frontalement dès la scène d’introduction, où le code de la Matrice part pour la première fois de la saga à rebours vers le haut, et où la notion de miroir est évoquée.
Une idée immédiatement mise en pratique en reprenant plan pour plan une scène culte de la saga afin de mieux la court-circuiter avec l’un des nouveaux personnages, qui sait pertinemment ce qui est censé se passer sous ses yeux, et va par la suite constater des anomalies et un changement de paradigme. Une habitude d’écriture chez Lana Wachowski, qui ne peut s’empêcher de partir des acquis du spectateur pour mieux les embrouiller afin de les emmener plus loin.

Car au milieu de tout ça, on retrouve un Thomas Anderson paumé, gavé de pilules bleues et abonné aux rendez-vous chez son psy, persuadé que les divers flash-backs de la saga qu’il entrevoit sous forme de rêves ou d’hallucinations ne sont que le résultat de ses crises d’angoisse ou de ses névroses, et en rien le reflet de la réalité. La question pour lui demeure très proche de celle du premier film : quel est le sens de tout ça ? Au cours du récit, la réalisatrice va continuer à tirer sur le fil du souvenir et donner du corps à cet exposé méta, en mettant en parallèle réminiscence et fiction, mémoire et reproduction, profitant de ce qui semble au premier abord être un commentaire sur l’industrie et la crise créative actuelle pour directement questionner le rapport nostalgique du spectateur aux œuvres qu’il aime et leur utilité vitale. Pourquoi avons-nous tant besoin de revenir à ces films, à ces personnages, ou aux divers univers et histoires qui nous ont marqué ?

Qu’est-ce que cela signifie dans une vie finie, où le temps passe inexorablement, et quelle partie de notre existence se cache si puissamment dans un objet en apparence si futile et non-vital qu’une œuvre d’art, même si elle est une matrice à part entière que l’on peut retrouver intacte, comme un vestige du passé absolument inaltérable ?
Cette problématique s’incarne dans l’enjeu principal du film, puisque ce cher Thomas ne va heureusement pas passer tout son temps à courir derrière ses doutes existentiels et ses possibles inventions, devant comprendre de quoi il en retourne pour accéder à une quête bien plus proche du cœur, permettant à Matrix Resurrections de bel et bien s’imposer comme le quatrième volet de la saga.

Il était permis d’en douter, et pourtant oui, mille fois oui et sans le moindre doute, voici la suite de la trilogie et la continuité de la saga établie, le film prenant en compte absolument tout ce qui s’est passé auparavant. Ce n’est d’ailleurs pas un blasphème en soit, la conclusion de Matrix Revolutions laissant une porte ouverte quant à l’avenir de cet univers et il est indéniablement entre les mains d’une de ses fondatrices tant certains éléments majeurs du troisième opus sont au cœur des enjeux actuels, notamment dans le monde réel et le statu quo avec les machines, évidemment quelque peu chamboulé quand on le retrouve.
Cela peut paraître délicat pour une telle saga, qui en était arrivée à réfuter le manichéisme, de remettre une pièce dans la machine et elle le fait en complexifiant ses enjeux et en créant un nouveau modèle où les cartes sont rebattues.

Les relations entre les hommes et les machines ne sont plus les mêmes et offrent de nouvelles possibilités dans le monde réel, tout comme les choses ne sont pas aussi tranchées, avec de nouveaux conflits à régler de part et d’autre, à l’image d’anciens personnages que l’on retrouve avec bonheur, et qui témoignent leurs différences d’opinions et de points de vue avec la nouvelle génération. À cette occasion, le tout dépasse souvent le simple fan-service via les dilemmes moraux ou éthiques que ces entités représentent ou soulèvent, remettant du grain à moudre dans la formidable machine philosophique qu’a toujours été Matrix.

Cette ouverture des possibles va jusqu’à modifier la nature de certaines figures connues, et le film prend un malin plaisir à détourner nos attentes sur bon nombre d’éléments, aussi bien dans la relecture de sa mythologie et son jeu sur les faux-semblants que dans le fonctionnement de la matrice, évidemment mise à jour, avec des acquis passés qui ne le sont plus forcément.
Lana semble avoir pensé ces nouveautés avec toute la dimension ludique qui en découle, sans oublier leur signification profonde, et une grosse partie du film repose sur la redécouverte de la galaxie Matrix, même s’il faut bien avouer que la narration passe en vitesse sur des éléments capitaux de cette nouvelle situation dans le monde des machines, montrant très subrepticement un concept surexcitant qui permet de pleinement accepter les rouages du scénario en laissant malgré tout la sensation qu’on aurait pu en voir plus.
Ainsi, qu’on se rassure, la machinerie Matrix n’a rien perdu de sa profondeur et de son imagerie démentielle, et elle parvient encore à évoluer en affichant une cohérence d’ensemble assez remarquable, tout en offrant un ressenti différent des précédents films en dépit du travail conscient sur la notion de déjà-vu.

En l’état, on pourrait donc se dire que Matrix a su rester en phase avec l’époque, prenant en compte les changements sociétaux, les évolutions technologiques et les courants artistiques actuels.
C’est vrai sur toute la ligne, en mettant plus en avant la question écologique, apportant un nouveau regard sur l’intelligence artificielle, sans même parler de la représentation des genres sur lequel le film surfe avec un naturel déconcertant, ou ne serait-ce qu’en mesurant l’influence esthétique de la saga au-delà du 7ème art, pour naturellement le déporter sur le jeu vidéo, qui est devenu le premier médium de divertissement mondial.

En cela, Matrix Resurrections réussit là où Terminator, l’une des influences majeures de la franchise, a vite échoué passé le deuxième, à savoir adapter son imaginaire et ses mécanismes narratifs aux décennies suivantes et à un futur en mouvement dont elle avait déjà dessiné les contours.
Mais surtout ces mutations coulent de source tant elles s’inscrivent dans la carrière des Wachowski et de leurs œuvres plus récentes, de Cloud Atlas à Jupiter Ascending en passant évidemment par Sense8.
On retrouve aisément la famille formée par le clan Wachowski ces dernières années, plusieurs acteurs de Sense8 venant partager des rôles çà et là, tandis que Chad Stahelski, coordinateur des cascades sur la trilogie originale et depuis réalisateur de la saga John Wick écope lui aussi d’un petit rôle. Cette rencontre entre deux périodes de leur carrière se perpétue en coulisses avec le retour d’une bonne partie de l’équipe artistique de la saga, dont le storyboarder Steve Skroce ou le concepteur artistique Geof Darrow à qui le monde des machines et les vaisseaux humains dégueulant de câbles doivent tant.
Pourtant, tous les chefs de postes de la saga ne sont pas de retour, à commencer par le chef-opérateur Bill Pope et bien évidemment, l’autre tête pensante de la saga, Lilly Wachowski.
Et il faut bien avouer que ça se voit immédiatement.

Sans même parler du premier dont la réputation n’est plus à prouver, la trilogie Matrix en général se démarquait par un travail rigoureux, limite fétichiste, en tout cas virtuose accordé à la photographie et la mise en scène. Outre les apports considérables dans le domaine des effets spéciaux, les 3 films déployaient une exigence démentielle à l’écran, chaque plan étant savamment pensé en amont, une majorité de scènes storyboardées à l’avance, dans un contrôle total de l’image et de la lumière, avec un sens du cadrage très comic-book toujours enrichi par des influences cinématographiques ou artistiques plus larges.
Or ces dernières années, Lana Wachowski a changé sa manière de travailler pour la série Sense8, la quantité colossale de séquences à mettre en boite ne permettant pas un tel pointillisme, tandis que les décors naturels facilitaient l’immersion aux quatre coins du monde. Une démarche logique, qui a profondément changé sa méthodologie, pour être au plus proche des acteurs en accompagnant beaucoup plus les cadreurs sur le tournage plutôt que de rester assise derrière son retour vidéo, tout en profitant des aléas de la lumière naturelle.

Elle offrait de ce fait un cadre de jeu plus libre aux comédiens et pouvait attraper des plans imprévus à la volée. Elle a gardé cette méthodologie pour Matrix Resurrections, et le résultat s’en ressent immensément. La caméra est ici plus flottante et hésitante, pour un résultat nettement moins affirmé visuellement, perdant la puissance évocatrice de chaque instant de ses prédécesseurs, avec une image numérique à la palette colorimétrique peut-être plus variée, mais aux choix visuels moins affirmés, plus banals.
Ce n’est pas forcément un mal sur tout le film, certaines scènes de vie de Thomas Anderson/Neo fonctionnant très bien comme cela, sauf que ça devient un vrai problème quand on aborde la partie action et spectacle. À l’inverse de chaque film précédent, qui offrait des moments de bravoure cinématographiques inoubliables, non seulement Matrix Resurrections peine à proposer quoi que ce soit de réellement marquant dans l’action, et il échoue la plupart du temps à être spectaculaire.
Tous les combats à la main ou les fusillades sont découpés grossièrement, avec un montage brouillon, des chorégraphies vues et revues en plus d’une lisibilité aléatoire, et un sens de la spatialisation parfois hasardeux. Dans le genre, une scène dans une rame de train ou sur des échafaudages en bois font presque peine à voir venant d’une telle saga tant on est très loin de la virtuosité et de l’intensité auxquels elle nous avait habitué, en ayant l’impression d’être resté devant leur série Netflix.
Des idées amusantes perdurent çà et là, dont une poursuite en moto où les obstacles jetés à nos héros sont d’une brutalité fracassante, ou un passage sur un toit d’immeuble avec quelques plans qui sentent les cascades en dur, mais il est bien difficile de retenir un plan iconique, un combat d’anthologie ou la moindre scène innovante dans tout ça, ce qui est tout de même un comble pour une franchise qui a redéfini le cinéma d’action mondial.

Et cette perte de perfectionnisme visuel s’en ressent sur tout le long-métrage, avec des passages donnant sans encombre dans le fond vert mal dégrossi et pas franchement glorieux, même si ce sont des séquences se déroulant dans des univers numériques, là où les passages dans le monde réel souffrent moins de ce souci. D’un autre côté, l’ampleur et le gigantisme propres à ce fameux monde dévasté en ressortent amoindris, certes par une narration qui passe plus vite sur ses fondations comme on l’a indiqué plus haut, mais aussi par cette réalisation qui ne se laisse plus autant aller à de grands moments de lyrisme formel, y compris dans ses visions cauchemardesques et dans la peinture de son imaginaire fougueux. S’il reste des intentions d’univers et de direction artistique louables à l’écran, malgré quelques designs pas toujours très harmonieux, il faut bien avouer que c’est l’opus le moins mémorable de la saga en la matière, et même le blockbuster le moins impressionnant de la carrière des Wachowski.

L’absence de Lilly est une explication possible à ce changement notable, et Lana tombe momentanément dans le mauvais goût visuel, comme lorsqu’elle joue avec l’obturateur de sa caméra pour simuler le malaise de certains personnages, un effet cheap vu partout, qu’elle tente en plus de confronter avec les ralentis dont elle était l’une des maîtresses, en témoigne une scène où un personnage se targue de retourner le bullet time contre Neo, sans rien proposer visuellement de nouveau. C’est d’autant plus rageant quand on sait que les Wachowski avaient un prototype d’effet spécial pour « casser le bullet-time » pour Jupiter Ascending, ce qu’ils n’avaient pas pu le mettre en œuvre faute de moyens !

L’un des ajouts notables est peut-être l’opérateur joué par Toby Onwumere, qui porte un casque avec une œillère numérique lui permettant de voir directement dans la matrice, et d’être vu par ceux qui y sont immergés, alors même qu’il est dans le monde réel devant son ordinateur avec les fameuses lignes de code vertes sur les écrans face à lui. Cela permet des va-et-vient entre les 2 strates et des jeux de montage alternés tout droit sortis de Sense8. Certes, ce n’est pas ça qui va changer la donne, mais ça prouve au moins que la patte Wachowski est bien là même si elle a considérablement changé, et qu’elle croule sous quelques travers de la photographie numérique, avec une relative platitude visuelle, et une mise en scène nettement moins sensorielle, en plus d’être trop didactique dans son utilisation récurrente d’images très rapides de la trilogie sous forme de flash-backs dès que certains événements sont mentionnés, de peur que le public ne raccroche pas les wagons.

Bref, si vous attendiez Matrix Resurrections comme le messie ultra spectaculaire qui allait mettre au sol toute la concurrence des blockbusters hollywoodiens, désolé, ce ne sera pas pour ce coup-ci !
Une filiation parfois douloureuse avec la saga quand Resurrections s’amuse comme on l’a dit précédemment à recréer une scène culte d’un précédent volet pour la modifier en cours de route, ce remixage version 2021 d’images aussi iconiques n’étant jamais en faveur du nouveau venu tant le résultat est sans appel : moins virevoltant, fluide, percutant ou lisible.
On pourrait penser que c’est fait volontairement, pour être raccord avec le propos du film sur la chasse à la madeleine de Proust, mais la majeure partie du métrage prouve que l’intention de Lana Wachowski a changé et que ses envies sont désormais ailleurs, moins dans un cinéma sensitif.
Et pendant que nous sommes dans le petit jeu des comparaisons, l’absence de Don Davis à la musique pèse aussi.

Tom Tykwer et Johnny Klimek s’en sortent convenablement et reprennent évidemment les sonorités si particulières de la saga, mais leur mode d’écriture se dévoile bien vite dans des compositions très proches de leur travail sur Cloud Atlas & Sense8. Ils peinent à apporter de nouveaux thèmes aussi stimulants que précédemment, ne retrouvant jamais le sens de l’expérimentation génial entre électronique enflammé et orchestration tranchante qu’avait Don Davis avec ses comparses Juno Reactor ou Rob Dougan, pour une bande originale efficace mais quelque peu programmatique.

Ainsi ce nouveau film se démarque de ses colossaux modèles par une approche moins stricte dans la forme, bien qu’il n’y ait rien de catastrophique à l’écran. Heureusement, il en reprend gracieusement le flambeau par un travail au plus près des acteurs pour la réalisatrice.
Pour le coup, c’est une vraie réussite tant tout le casting est excellent, à commencer par un Keanu Reeves dont le jeu mutique et réservé ne va jamais aussi bien qu’à Neo, une partition taillée pour lui comme aucune autre dans sa carrière. Carrie Anne-Moss a fière allure elle-aussi même si son temps à l’écran est plus modeste, et il faut saluer tous les nouveaux arrivants visiblement ravis d’être là, avec une mention spéciale pour Jonathan Groff qui semblait né pour le rôle pas évident qu’il joue, Neil Patrick Harris dont les nuances de jeu sont un régal à décoder ou encore Jessica Henwick, véritablement bad-ass et attachante dans la peau de Bugs.

Et tout ça tombe très bien car Matrix Resurrections est focalisé sur ses personnages avant tout, particulièrement sur le lien intime entre Neo et Trinity, avec une affection pour eux qui transpire à l’image comme rarement, ce qui n’a rien d’une coïncidence quand on sait que Lana a justifié l’existence du film en interview sur ces retrouvailles, l’idée lui étant venue après la mort successive de ses parents. Pour elle, la possibilité de faire revenir les 2 personnages les plus importants de sa carrière s’imposait soudain comme une source de réconfort, un moyen de célébrer la vie et l’amour comme seul l’art le permet.
C’est là-dessus qu’elle replie finalement tout le projet de ce quatrième long-métrage, qui cherche d’une certaine façon à remettre en adéquation la saga avec ce que ses créatrices sont devenues.
Resurrections est le film le plus romantique du corpus Matrix, et pas seulement pour son duo principal : cette tonalité se répercute dans les mailles du scénario et dans son propos même.
Cela ne rend pas le projet mièvre : d’un côté, Lana n’a rien perdu de sa clairvoyance sur nos modes de vie et la soumission dans laquelle les hommes se retrouvent pour faire avancer leurs sociétés.
Le film pointe par bien des personnages, des répliques ou des situations les mêmes rapports de force qu’auparavant, mais en prenant compte de leurs transformations et des aspects toujours plus insidieux par lesquels ils se manifestent, en donnant à l’homme l’illusion d’un confort plus important que son libre-arbitre, l’abreuvant de pilules bleues via la multiplication des écrans et la sensation d’ultra-connexion avec un monde qui isole pourtant toujours un peu plus les gens, en les gardant bien sagement dans des cases qu’il ne faut pas dépasser, auxquelles il ne faudrait même pas penser.
La différence majeure depuis 20 ans réside dans une certaine transparence sur les mécanismes de contrôle auxquels la population se soumet un peu plus chaque jour, désormais de son plein gré et en connaissance de cause, utilisant smartphone, applis et réseaux sociaux à tout va pour accentuer l’assimilation du réel par ces simulations digitales dirigées par les GAFAs et les grandes corporations, ce que traduit le scénario via les plans de « l’Analyste », lors d’une scène qui risque de bien faire chauffer les méninges dans les salles, comme l’écho du bug provoqué chez une immense majorité des spectateurs quand ils rencontraient l’Architecte dans Reloaded.

Mais curieusement, tout en étant d’une logique implacable compte tenu des récents faits d’armes de Lana, cette injonction à changer les choses et à ouvrir les yeux a également mué avec une tonalité plus positive et colorée, qui résonne ouvertement avec la transidentité de son autrice et l’esprit d’ouverture qu’elle témoignait si fortement dans Sense8. Il en ressort un sentiment d’espoir qu’on n’avait jamais ressenti prégnant à ce point dans cet univers connu pour sa noirceur, et il ne s’agit en rien d’un quelconque assagissement à la lumière d’un constat de fond aussi acerbe.
C’est simplement une perspective plus grande, peut-être moins virulente au premier abord pour mieux répondre à un monde devenu plus guerrier, avec l’amour comme acte de résistance par une Lana toujours aussi punk, qui n’hésite pas à chambouler ses icônes pour les accorder à ses plus intimes convictions, et garder sa création fraîche et pertinente.
Et s’il est évident que les réfractaires à la trilogie originale, ceux-là même qui ne jurent que par le premier, risquent de grincer des dents devant Resurrections, on ne donne pas long feu non plus aux spectateurs largués devant Sense8 ou Cloud Atlas. Les sempiternels reproches d’un cinéma « New Age », woke et j’en passe risquent de fleurir très vite.
Qu’à cela ne tienne, les Wachowski ont forgé leur réputation sur leur liberté absolue de création, et ce n’est pas prêt de changer.

 Au final, Matrix Resurrections ressemble bel et bien au ciel ensoleillé que l’on apercevait en conclusion de son prédécesseur 18 ans auparavant, tout comme il résonne ouvertement avec les films plus récents des Wachowski, y compris Jupiter Ascending avec lequel il partage beaucoup.
Pas mal d’embûches se sont visiblement mises sur son chemin pour travailler à cet idéal, et il faut bien avouer que l’écrin n’est jamais à la hauteur de son héritage légendaire, mais Lana revendique haut et fort que le combat n’est jamais terminé, confirmant au passage que sa saga n’a rien perdu de sa portée politique et humaniste.
À une heure où l’industrie dont elle sort n’a de cesse de se replier sur elle-même en prenant soin de ne surtout pas faire de remous, une œuvre aussi foutraque que stimulante, qui n’a de cesse d’inviter à la réflexion sur ce qu’elle montre et raconte, s’impose comme une nouvelle étincelle de singularité et de ténacité.
Alors une fois n’est pas coutume, vous feriez bien de reprendre la pilule rouge.

Matrix Resurrections, de Lana Wachowski – Sortie le 22 décembre 2022

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