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Critique : Dheepan
Il n’a fallu que quelques films pour que Jacques Audiard trouve une place parmi les grands noms du cinéma.
Après avoir remporté de nombreuses récompenses pour De Rouille et d’Os et avoir offert à Marion Cotillard son meilleur rôle (ce qui n’est pas rien), le fils de Michel revient derrière la caméra avec Dheepan, présenté il y a quelques mois à Cannes et auréolé de rien de moins qu’une Palme d’Or.
Le film, qui évoque le difficile sujet de l’immigration, ce qui ne manque pas d’alimenter des polémiques, arrive enfin dans nos salles en cette fin de mois d’août.
LA CRITIQUE
Nul doute que la récompense cannoise attribuée au dernier film de Jacques Audiard aura déchaîné certaines passions artistiques et d’autres plus politiques. Ces dernières tensions autour de Dheepan n’ont étrangement pas raison d’être lorsque l’on prend le temps de comprendre le regard du cinéaste sur son œuvre et ses personnages, loin de toute leçon de morale qui l’abaisserait au niveau de certains de ses détracteurs qui apparentent son long-métrage à un tract du Front National. Une analogie assez honteuse de ceux qui ne veulent voir dans le cinéma qu’un moyen de transmettre des messages connotés politiquement. Non, les films servent aussi bien à divertir qu’à faire réfléchir son spectateur et, pour ceux de Jacques Audiard en particulier, le beau rend d’autant plus fort un appel à la paix, d’où qu’on puisse la trouver.
Dheepan, c’est cela. Initialement sous-titré “L’Homme qui n’aimait plus la guerre” lors de sa présentation en compétition officielle du 68e Festival de Cannes, le long-métrage répond sans équivoque à une polémique incompréhensible que l’on voudrait lui infliger. Il s’agit d’abord d’un drame qui se répète chaque jour et depuis des années, celui des personnes fuyant l’horreur de la guerre. L’histoire de Dheepan est celle d’un homme, d’une femme et d’une jeune fille qui s’unissent dans le mensonge pour reconstituer une famille défunte afin de quitter le Sri Lanka en pleine guerre civile sous une nouvelle identité pour une nouvelle vie. Lui veut aller en France. Elle, rejoindre sa belle-sœur en Angleterre. L’adolescente n’a pas de mot à dire. La pauvre n’est pour les adultes qu’un fardeau leur servant à parfaire l’image qu’ils sont censés représenter ensemble désormais. Le voyage de dizaines de milliers de kilomètres est ellipsé pour les premières saveurs de liberté dans un pays en paix : à savoir, les ventes à la sauvette et les demandes administratives pour régulariser sa situation. Jacques Audiard ne cherche pas à faire un pamphlet sur la situation critique de l’accueil actuel des migrants en France. Non.
Vous n’y trouverez ni jugement de valeur, ni apitoiement pathétique condescendant. Seulement un dialogue de sourd entre étrangers à tous les niveaux, une incompréhension mutuelle accentuée par la barrière de la langue. Une grande partie du long-métrage est d’ailleurs tournée en Tamoul. Chacun sait qu’il doit dépasser ses propres préjugés pour entendre les besoins de l’autre. Ce choc entre les deux vies qui se succèdent se dessine dans des petites questions sur leur nouveau quotidien : savoir si l’eau du robinet est potable ou que l’on trouve normal de brûler les écoles. À ceux qui trouveraient cette vision illégitime ou caricaturale, il faut rappeler que l’acteur principal, Antonythasan Jesuthasan, a été enfant soldat dans les rangs des rebelles tamouls et a fuit son pays pour la France en 1993. Il a, bien entendu, conseillé le cinéaste sur ce qu’il partage avec le héros qu’il incarne à l’écran pour plus d’authenticité. Bien que la production considère en avoir trop fait mention lors de la promotion initiale du film, Les Lettres persanes de Montesquieu ne sont pas loin. L’adaptation à la vie française qu’on leur offre est difficile au départ, mais c’est dans cette adversité que le chacun pour soi va les pousser malgré eux à se tisser des liens solides et les faire croire en leur mensonge, en cette fausse histoire d’amour et de famille.
Le film pourrait très bien s’arrêter sur ce long plan grue sur la cité de HLM où Dheepan réside en tant que gardien. Mais la guerre rattrape ceux qui pensaient l’avoir quitté. Dans ce petit univers cosmopolite règne la loi des caïds, où le trafic de stupéfiants attire inéluctablement la violence. Si le climat tendu avec ces jeunes à capuche qui jouent les gros bras reste accessoire au début du long-métrage, la situation s’envenime réellement lors de retour de prison du chef local, interprété par Vincent Rottiers. Comme à son habitude, Jacques Audiard nous emmène plus loin que la fable sociale à laquelle le cinéma français contemporain nous rabâche sans connaître et à longueur d’années. Avec ses scénaristes Thomas Bidegain, avec qui il collabore depuis Un Prophète, et Noé Debré, il nous présente sans jugement un malaise général, emportant tous les protagonistes dans une spirale infernale. Il n’y a ni bien, ni mal. Ni bons, ni méchants. Uniquement la misère qui engendre une violence devenue la norme. Dans Dheepan, l’insécurité faisant la une dans la rubrique des faits divers est incarnée par des jeunes adultes sans emploi qui préféreraient faire autre chose de leurs journées. Aucun ne se plait dans la situation présente, mais il faut bien vivre, et jouer les cowboys avec des pistolets et de l’argent facile est un moyen comme un autre de sortir de la galère.
Pour notre héros, ces voyous ne sont pas dangereux. Il lui paraissent bien inoffensifs après ce qu’il a pu traversé chez lui. Alors qu’il rêve, comme une hallucination sereine, d’un éléphant au milieu d’un feuillage dense, ce monde de la guerre qu’il espérait oublier le hante à chaque fois qu’il se retrouve seul. Journaux, vidéos, anciens combattants expatriés, le conflit au Sri Lanka lui revient inexorablement. La guerre semble ne pas le laisser s’en aller aussi facilement. Elle prendra la forme de ce sanctuaire qu’il se bâtit en secret, où les souvenirs amers, noyés dans l’alcool, les chants de guerre et les pleurs, se transforment en une véritable détresse qu’il dissimule au grand jour, y compris à sa “compagne” et sa “fille”. La violence n’attirant que la violence, Jacques Audiard fera plonger ses personnages dans un véritable film de vigilante. Sans jamais lui excuser son passé de milicien, son héros prendra les armes à son tour pour résoudre, d’une manière ou d’une autre, la situation chaotique devenue impossible dans la cité qui menace les siens. Néanmoins, la séquence qui aura créé le plus de remouds au Festival de Cannes fut l’épilogue. Sans vous en révéler la teneur, celui-ci tient complètement la trame principale du scénario et répond parfaitement, par opposition, avec le prologue. Il ne fait que donner une conclusion à la quête première de Dheepan, qui n’aura eu de cesse que de trouver le moyen d’être en paix.
Ce film méritait-il la Palme d’or ? Cela est un autre débat. Il faut seulement reconnaître (encore) le talent de conteur de Jacques Audiard qui est l’un des rares cinéastes aujourd’hui à oser arpenter des sentiers complexes et risqués, longtemps évités par le cinéma national pour mieux satisfaire le public large sous-estimé des chaînes de télévision en prime time. Et rien que pour cela, Audiard mérite d’être récompensé. Dheepan est du grand cinéma, d’autant plus fort que le long-métrage nous transcende à travers un casting relativement inexpérimenté. Le trio Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan et la jeune Claudine Vinasithamby fonctionne à merveille à l’écran. Surement trop occupé aux États-Unis, Alexandre Desplat a cédé sa place à la bande originale au nouveau Nicolas Jaar qui parvient à exister entre plusieurs partitions baroques assez emphatiques. La mise en scène caméra épaule typique d’Audiard est toujours aussi percutante et émotionnellement chargée. Plus une leçon de cinéma que le plaidoyer politico-social que tout le monde veut y voir, Dheepan est simplement un film de fiction fort et puissant comme on voudrait en voir plus souvent par chez nous.
Dheepan – Sortie le 26 août 2015
Réalisé par Jacques Audiard
Avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby
Fuyant la guerre civile au Sri Lanka, un ancien soldat, une jeune femme et une petite fille se font passer pour une famille. Réfugiés en France dans une cité sensible, se connaissant à peine, ils tentent de se construire un foyer.