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Critique : Bodied
Si vous nous lisez depuis longtemps, vous savez que sur CloneWeb on aime le réalisateur Joseph Kahn. Nous vous avions parlé de Detention lors de sa diffusion au PIFFF en 2011 puis en vidéo un an plus tard pour célébrer la sortie DVD.
Alors quand le réalisateur himself vient parler de son nouveau long métrage (voir la bande-annonce) lors de l’édition 2017 du PIFFF, nous nous sommes jetés dans la salle. En espérant maintenant qu’il sorte en France d’une manière ou d’une autre.
LA CRITIQUE
Fin 2011, les spectateurs du PIFFF découvraient une petite bombe pop avec Detention, entièrement financé par son réalisateur Joseph Kahn.
Jusque-là connu pour sa prolifique carrière dans le clip musical, et pour le nanardesque Torque, ce joyeux luron qui était venu présenter la séance déroulait 2h de péloche délicieusement foutraque et à l’énergie ultra communicative, à tel point que tout le monde en redemandait en sortant.
Sauf qu’on a vite compris que la suite mettrait du temps à venir, Kahn expliquant en long, en large et en travers sur les réseaux sociaux qu’il fallait bien rembourser le film de sa poche, vu la totale indépendance de la production. 6 ans après, le voici enfin de retour avec Bodied, produit avec Eminem et déjà présenté par les festivaliers américains comme la rencontre entre Scott Pilgrim et 8 Mile ! De quoi combler 6 ans d’attente ?
Bodied suit le parcours d’un étudiant blanc ayant grandi dans une famille aisée à l’éducation très scolaire, le père étant notamment professeur d’université. Ayant baigné toute sa vie dans la littérature et la poésie, il est passionné par le langage et l’utilisation de celui-ci dans les battles de rap, un milieu éloigné du sien socialement, et dans lequel il va petit à petit rentrer, surtout après avoir été pris à parti par un rappeur qu’il a ridiculisé sans difficulté.
A travers le regard de ce personnage qui investit petit à petit cet univers qu’il fantasme, Kahn va s’attaquer à tous les clichés qui règnent autour de ce genre musical, et met carrément les deux pieds dans le plat sur les nombreuses polémiques qui tournent autour. Que ce soit à travers son personnage principal qui a systématiquement peur de passer pour un raciste, sa copine qui se revendique féministe et hallucine devant l’image ultra sexualisée de la femme dans les paroles, ou encore dans l’aspect social autour de la lutte des classes ou des conflits religieux, le scénario étale une à une toutes les idées reçues sur ce genre musical pour mieux les confronter au point de vue de ceux qui le font vivre. Sa démarche est à double tranchant, tant il n’est jamais question de tirer des conclusions, mais plutôt de montrer l’absurdité qui règne, les rappeurs alimentant aussi les clichés dont ils se défendent parfois, et ne faisant que perpétuer une image dans laquelle ils aiment aussi se lover.
Dit comme ça, la démarche pourrait sembler cynique vis-à-vis de l’univers qu’elle revisite, et pourtant c’est tout l’inverse. Ayant construit sa carrière depuis plus de 30 ans précisément dans le rap, Kahn adore celui-ci et en maîtrise les codes sur les bouts des doigts, prenant un malin plaisir à le décortiquer sous toutes ses formes, et à en montrer les coulisses assez délirantes, notamment quand deux hommes qui viennent de s’en foutre plein la poire en écumant les clichés sur l’autre se félicitent 10 minutes après autour d’une bière, avec une honnêteté somme toute relative.
Dans le même esprit, il s’amuse de l’image de bad guys que traînent certains, qui ne tient pas deux secondes lorsqu’ils retournent à leur routine de tous les jours. L’air de rien, c’est l’esthétique du rap qui est remise en perspective, le souci d’authenticité au cœur de celle-ci étant plus souvent une façade qu’on ne le pense, et sa popularité grandissante au fil des décennies l’empêchant quelque peu d’évoluer. Avec le héros en guise d’électron libre qui vient faire sa place dans cet univers sans en respecter les règles puisqu’il pense que tout est permis, le scénario dépasse le simple cadre du divertissement et prend une dimension politique bien plus prononcée que prévu.
A force de montrer des duels enragés, où fusent les insultes toutes plus grinçantes et cruelles les unes que les autres, Bodied en vient directement à questionner le sens des mots quand ces derniers sont soi-disant utilisés pour faire le show. Peut-on vraiment vociférer les pires insultes du monde en prétextant que tout ceci n’est qu’un jeu, quand ils visent pourtant une part de vérité sur la personne en face? Et surtout, ne perd-on pas la pleine mesure de leur signification et de leur puissance quand ils fusent à tout va, dans un monde noyé dans l’information où c’est celui qui crie le plus fort qui gagne ?
Dépassant le simple cadre de la musique, pour évoquer aussi bien les réseaux sociaux que les médias à une époque où nos dirigeants noient systématiquement le poisson et déforment la réalité tout au long de leurs discours, Bodied rappelle combien les mots sont plus que jamais des armes à manier avec parcimonie, dont il faut absolument se rappeler l’importance puisque nos civilisations sont construites avant tout sur le langage.
Un film aussi verbeux pourrait s’annoncer redondant visuellement, puisque le gros du long-métrage repose avant tout sur des scènes de battles de rap, parfois à des moments où on ne s’y attend pas d’ailleurs, l’occasion pour Kahn d’appuyer un peu plus son propos.
Mais ce serait mal connaître le réalisateur qui estime au plus haut la grammaire visuelle du medium cinéma, comme il le montre dans la plupart de ses clips déjà, et encore plus dans ses films vous pensez bien. Sans renouer avec les innombrables excentricités graphiques de Detention, Bodied offre une mise en scène nerveuse, où la caméra suit au plus près ses rappeurs pour mieux traduire l’adrénaline débordante dont ils font preuve. Il y a beau avoir plus d’une demi-heure de battle dans le film, on n’a jamais le sentiment d’être deux fois devant la même chose tant chaque interprète amène un style différent, que Kahn essai d’accompagner au mieux, parfois avec quelques astuces visuelles bien senties, comme des coups de feu partant de leurs doigts quand ils imitent des flingues. Cette diversité se retrouve évidemment dans les textes, et c’est là où le film devient un véritable festin tant les répliques fusent à une vitesse étourdissante, à tel point qu’un bon niveau d’anglais permettra de mieux savourer le film devant la rapidité des sous-titres, et la quantité de jeux de mots délicats à traduire tels quels. D’ailleurs il faut saluer le travail du scénariste et des différents acteurs qui ont réécrits leurs dialogues tant chaque battle arrive à tirer son épingle du jeu et à se différencier des autres. Surtout, elles alimentent toute la dramaturgie du film dès que le héros y prend part, son caractère évoluant à mesure qu’il prend confiance ou non en lui, et son attitude tout comme son rapport aux autres s’en retrouvant affecter au fur et à mesure.
Son environnement est particulièrement travaillé puisque le langage ne se parle évidemment pas seul, et c’est naturellement que la galerie de seconds rôles est elle aussi soignée, chacun amenant sa pierre à l’édifice de façon pertinente. Il faut noter aussi que Kahn s’est amusé à disséminer çà et là des indices visuels sur le parcours du héros, comme un chat noir qui vient squatter les arrières plans à plusieurs reprises. Que signifie-t-il réellement ? Mystère et boules de poils…
Enchainant les battles de rap tels des moments de bravoure avec une énergie qui laisse pantois, Bodied permet à Joseph Kahn de célébrer la culture rap tout en la remettant en perspective pour mieux parler du langage en général, de son importance capitale ou de l’utilisation abusive et dangereuse qu’on en fait aujourd’hui. S’il reste avant tout une grosse dose de fun incroyablement bien rythmé, le film ne perd jamais de vue son sujet et prend du grade au fur et à mesure pour se faire la parabole d’un monde absurde et sclérosé, où parler dans le vide est devenu un sport à part entière. Un manifeste punk et politique dont on ressort euphorisé, en se disant que le temps va être encore long avant le prochain film d’un cinéaste à la démarche salutaire.
Bodied, de Joseph Kahn – Sortie le 28 novembre 2018 sur Youtube