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Critique : Battleship Island

Battleship Island sortira le 14 mars prochain au milieu d’un gros mois de cinéma, et quelques jours seulement après la cérémonie des Oscars. Entre La Nuit a dévoré le Monde, The Disaster Artist, Tomb Raider, Un Raccourci dans le Temps, Hostiles, Ghostland ou Avant que nous disparaissions pour ne citer qu’eux, il y aura à faire dans les salles de cinéma.

Et pour autant, il ne faudra pas passer à coté de Battleship Island

 

LA CRITIQUE

La rivalité opposant Coréens et Japonais remonte à loin. Entre 1940 et 1945, lors de ce qui restera l’un des plus éreintants épisodes de cette inimité, des centaines de Coréens furent emprisonnés sur l’île Ha-shima, une prison transformée en camp de travaux forcés. Il s’agit d’un moment scarifiant pour la Corée, pas seulement parce qu’il prolonge la liste des méfaits commis par les Japonais à son égard, mais aussi parce que son dénouement peut aisément être transformé en hurlement patriotique libérateur.

Trônant au sommet de l’industrie cinématographique coréenne après toute une série de films réussis et populaires, le réalisateur Ryoo Seung-wan ne pouvait échapper éternellement à l’appel d’une immense production nationaliste. La maîtrise de l’action chez le cinéaste n’est plus à prouver : Crying Fist (2005) alliait la puissance des poings à la justesse des émotions, City of Violence (2006) embarquait le spectateur dans un tourbillon de rage incontrôlable qui redessinait les frontières du western urbain, et ses derniers essais, à savoir The Berlin File (2013) et Veteran (2015), confirmaient sa capacité à emballer des scènes de bagarre d’un dynamisme enivrant. Lorsqu’il découvre des photos d’archive de l’île Ha-shima, Ryoo est fasciné par la possibilité d’explorer les histoires individuelles qui ont pu s’y dérouler, au milieu d’un enfer impitoyable.

The Battleship Island, nouveau succès écrasant au box-office coréen, est moins un film historique qu’une fictionnalisation cathartique d’un trauma national. Les images d’introduction chargées de pathos, en noir et blanc, donnent le ton : l’immersion du spectateur dans un environnement suintant la mort et l’adversité ont précisément pour but de le faire s’identifier aux prisonniers. Sous la caméra du cinéaste, les visages sont mis en relief, épuisés, parfois boursouflés, pour donner un aspect tangible à leur douleur. En créant toute une galerie de personnages fictifs, les scénaristes se donnent le champ libre pour explorer les nombreuses thématiques intimement liées à la Seconde guerre mondiale auprès du public coréen.

Ainsi, la séparation familiale est exprimée à travers le père et sa petite fille (Kim Soo-An, vue l’an dernier dans Train to Busan), deux troubadours de cabaret entraînés malgré eux dans la tourmente. On retrouve également la question des femmes japonaises prostituées pour le plaisir des Japonais (et des mineurs coréens !), le courage des résistants (Song Joong-Ki incarne un espion chargé de mener la révolte avec charisme et panache) ou encore la division interne des Coréens provoquée par un instinct naturel de survie individualiste. Il ne s’agit pas d’un hasard si les Japonais sont tous dépeints plus ou moins de la même manière, tandis que les figures d’intérêt coréennes se multiplient presque à l’outrance, exhibant sans cesse leurs particularités. Cependant, il ne fait aucun doute que ce qui intéresse avant tout le réalisateur est l’exaltation d’un sentiment nationaliste fédérateur.

Le cinéma coréen est jonché de productions patriotiques, dont la fréquence a semblé s’accélérer ces dernières années. Récemment, The Admiral: Roaring Currents, remontait au XVIe siècle pour célébrer une immense victoire militaire sur le Japon. En 2002, l’actioner de science-fiction 2009: Lost Memories imaginait un univers parallèle dystopique dans lequel la Corée était restée sous contrôle japonais après la Seconde guerre mondiale. C’est donc là que se situe The Battleship Island, car entre la glorification du passé lointain et l’historiographie cathartique imaginaire se trouve la transformation du souvenir éprouvant en affirmation glorieuse de puissance et de ténacité. La méticuleuse recréation du cauchemar enduré par les détenus d’Ha-shima ne sert finalement que ce seul but véritable, dont la dialectique évidente est déployée dans le dernier acte brutal du film.

Celui-ci, composé d’une des scènes de guerre les plus marquantes jamais filmées, s’inscrit sans mal dans les annales du genre. Maîtrisant sa spatialisation et ses chorégraphies comme personne d’autre dans son pays, Ryoo Seung-wan nous plonge la tête la première dans un ballet de violence virtuose qui s’impose comme sa plus grande réussite technique. L’échelle de la séquence, immense, n’induit pas pour autant que le spectateur se sente perdu, et chaque plan, chaque moment véhicule son lot de choc, de surprise ou d’émotion. Les plans aux compositions renversantes s’intègrent parfaitement au rythme effréné de la séquence, durant laquelle tous les nœuds de l’intrigue se défont. Plus tôt dans le film, vers son milieu, un combat à mains nues d’une brutalité extrême entre deux Coréens avait déjà annoncé l’explosion cinétique finale, mais rien n’avait préparé le spectateur à un tel niveau de maîtrise narrative.

Lorsqu’il ne filme pas l’action, le cinéaste donne à son récit une énergie hypnotisante, déplaçant sa caméra sur de longs axes afin de rendre justice à la grandeur des décors et de sa production value. L’approche s’avère quelque peu démonstrative, c’est certain, mais ce qu’elle illustre ne pourrait être filmé autrement. Une scène simple, qui montre un homme s’avancer au milieu d’une foule pour en poignarder un autre, se transforme en source de tension insoutenable par la seule force des travellings et du montage employés (une technique de confection hautement dynamique, que l’on pouvait déjà voir à l’œuvre en ouverture de The Berlin File, par exemple).

Nul doute que la représentation caricaturale des Japonais en tant qu’ordures sadiques sans la moindre capacité de rédemption en repoussera plus d’un (quoique le plaisir évident que prennent les acteurs à se lâcher soit communicatif). Cela est compréhensible, même si le manque de nuance des ennemis dans le genre du film de guerre n’est pas exactement nouveau, continuant à ce jour dans toutes les industries cinématographiques mondiales. Il suffit d’accepter que The Battleship Island n’a pas les mêmes objectifs qu’un film comme The Sea Knows (1961) de Kim Ki-young, qui ambitionnait de dépeindre un amour interdit entre un soldat coréen et une femme japonaise dans un mélodrame aux accents de plaidoyer pour la réconciliation des peuples, même si celle des gouvernements demeurait incertaine.

Retirer au film toute portée métatextuelle serait injuste (la guerre comme catalyseur de l’inversion des forces primordiales : lorsque le fort s’affaiblit et que le faible devient fort, ce dernier devient-il son pire ennemi ?), mais l’œuvre s’apprécie mieux dans toute sa splendeur en sachant que The Battleship Island n’est pas une romance de guerre à la John Woo, une exploration philosophique à la Malick, une étude psychologique à la Eastwood, et encore moins une dissection anthropologique du soldat façon Kon Ichikawa. En tant qu’objet de ralliement général patriotique entraînant tout sur son passage (bref, un film de propagande ouvertement honnête dans ses ambitions), le dernier Ryoo Seung-wan remplit l’intégralité de ses objectifs haut la main, et impose définitivement le cinéaste comme le représentant incontournable du cinéma populaire coréen.

Qui sait, peut-être que vous aussi, vous pousserez des cris d’encouragement lors de la conflagration cinématographique finale ?

Battleship Island, de Ryoo Seung-wan – Sortie le 14 mars 2018

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